GODARD SUR SEINE


Je n'ose pas l'avouer à F. qui était à côté de moi, qui l'avait déjà vu et qui l'adore : je me suis emmerdé au dernier Godard, Éloge de l'amour. Mais le lendemain je l'aimais déjà. Après tout, certains médicaments amers font du bien après, en douce. Même sur le coup, l'ennui n'était pas pesant. Je restais attentif sans trop comprendre, sachant, pour avoir fréquenté jadis l'œuvre godardienne, qu'il ne faut pas se croire en face d'un discours codé, hyper-complexe, à décrypter : le maître, je veux le croire, n'est pas obscur exprès, ne fait pas le malin, il se donne du mal pour être clair et simple et ça foire malgré lui, et c'est en s'égarant, selon le principe des bêtises de Cambrai, qu'il se trouve.

Une partie de mon désarroi venait d'un manque : dans Éloge de l'amour, pas de sexe, pas même de violence ! L'absence de ces deux ingrédients devenus basiques, après avoir désorienté, donne au film un charme bizarre de lipogramme, une saveur fine de plat sans épices où le vrai goût des choses, lentement, réapparaît.

Autre manque : la progression dramatique. On a perdu l'habitude. Voilà un film contemplatif, un film de peintre plus encore que de musicien, qui n'avance pas comme l'eau d'un fleuve, mais comme les scintillements sur l'eau, ou les vagues de la mer par coulées successives, caressantes, apaisantes, et dont on ne sort pas lessivé, mais lavé simplement, léger, flottant.

J'y ai retrouvé l'usine Renault sur l'île Seguin, désaffectée, endormie, filmée depuis le chemin de halage où souvent je passe à vélo ; les jardiniers des berges ont défilé, tels que je les croise de temps à autre. Devant ces images modestes, en noir et blanc, d'un lieu condamné dont bientôt rien ne restera — comme aujourd'hui en revoyant dans le merveilleux Bande à part Paris et les bords de Marne, images d'un autre siècle —, j'ai l'impression de contempler d'avance mon passé, des années après. De dériver dans les années, comme si la Seine était devenue le fleuve du Temps.


(Journal infime, 2001)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°18 en février 2005)