PAGES D'ÉCRITURE

N°18 Février 2005



TRANCHE DE VIE


Métro. Un vieux mongolien et sa mère qui le tient par la main. Ils montent poussivement dans la rame et vont s'asseoir derrière moi. J'entends la voix de la femme : Il veut seulement vous dire bonjour... Le fils, main tendue, serre gravement celles de ses voisins tout gênés, puis se rassoit les yeux dans le vide.

Métro, quelques jours plus tard. Assis le nez dans mon livre. Un type se plante en face de moi, genre paumé, sans âge, l'index en avant : Je peux m'asseoir ? Je fais signe que oui. Il s'assoit, marmonne je ne sais quoi. Ça m'énerve. La fille en face à gauche qui bavasse dans son portable, et en face à droite ce dingue, tout le monde fait tout pour m'empêcher de lire ! S'il me parle encore, je l'envoie paître, avec une allusion mordante à l'intention de la jeune pipelette, non mais alors.

Un Noir vient s'asseoir entre eux deux. Le dingue l'aborde en plusieurs langues. L'autre : comprends pas. Salam aleikum ! Comprends pas. Le dingue alors serre la main du Noir. Puis se lève et avant de partir me la serre à moi aussi, me saluant d'un sonore Bonsoir, professeur !

La fille, qui vient de ranger son zinzin, me lance un grand sourire mi-complice, mi-moqueur qui éclaire son visage ingrat. J'ai honte. Ainsi donc les neuneus, les rebuts, les méprisés, plus sages que nous au bout du compte, font le dur boulot à notre place, recousent le tissu social, ébauchent souterrainement un nouvel art d'être ensemble ; tandis que nous les savants restons coincés dans nos sièges, nos places fortes menacées, avec nos peurs et nos colères.

Cette nuit-là dans mon rêve, le conducteur du bus est aux prises avec un immigré qui lui tend obstinément quelques sous et ne comprend que couic. Le conducteur se tourne vers moi : Vous, faites-lui reprendre son argent, il n'y en a pas assez, et expliquez-lui qu'il doit changer à N. Décidément j'ai une tête de prof, et l'on attend de moi que je parle toutes les langues. Mes vains efforts pour expliquer à l'immigré me réveillent ; à peine le temps de lui serrer solennellement la main, faute de mieux. Parfois la vie est épuisante.


(Journal infime, 1999)









LECTURES, CINOCHE, ZIZIQUE


Revu Vivement dimanche, épatant. Déçu d'apprendre que Truffaut n'aimait pas le scénario de son film, et pourquoi ? Pour cause d'invraisemblance ! Alors qu'une bonne partie de son charme vient justement de cette désinvolture du récit, qui fait si joliment écho à celle de l'héroïne, jouée par Fanny Ardant : elle aussi saute d'une scène à l'autre hardiment, sans souci des convenances ou du danger, comme si la vie était un jeu. Cette légèreté narrative est au réalisme ce que la danse est à la marche. Et puis ces trous dans la cohérence de l'histoire, qui l'allègent, la font respirer, gambader, ne sont-ils pas aussi une façon détournée de l'effacer à demi tandis qu'elle se déroule, de suggérer que tout cela, si délicieux soit-il, fut sans doute écrit avant tout pour meubler l'espace entre les deux sommets du film : le générique, où l'actrice marche dans la rue, belle comme jamais, et la scène finale où le méchant, dans sa cabine téléphonique, avant de se donner la mort, clame son amour démesuré pour les femmes ?


(Journal infime, 2001)


Truffaut et Fanny Ardant
Truffaut et Fanny Ardant.

Je n'ose pas l'avouer à F. qui était à côté de moi, qui l'avait déjà vu et qui l'adore : je me suis emmerdé au dernier Godard, Éloge de l'amour. Mais le lendemain je l'aimais déjà. Après tout, certains médicaments amers font du bien après, en douce. Même sur le coup, l'ennui n'était pas pesant. Je restais attentif sans trop comprendre, sachant, pour avoir fréquenté jadis l'œuvre godardienne, qu'il ne faut pas se croire en face d'un discours codé, hyper-complexe, à décrypter : le maître, je veux le croire, n'est pas obscur exprès, ne fait pas le malin, il se donne du mal pour être clair et simple et ça foire malgré lui, et c'est en s'égarant, selon le principe des bêtises de Cambrai, qu'il se trouve.

Une partie de mon désarroi venait d'un manque : dans Éloge de l'amour, pas de sexe, pas même de violence ! L'absence de ces deux ingrédients devenus basiques, après avoir désorienté, donne au film un charme bizarre de lipogramme, une saveur fine de plat sans épices où le vrai goût des choses, lentement, réapparaît.

Autre manque : la progression dramatique. On a perdu l'habitude. Voilà un film contemplatif, un film de peintre plus encore que de musicien, qui n'avance pas comme l'eau d'un fleuve, mais comme les scintillements sur l'eau, ou les vagues de la mer par coulées successives, caressantes, apaisantes, et dont on ne sort pas lessivé, mais lavé simplement, léger, flottant.

J'y ai retrouvé l'usine Renault sur l'île Seguin, désaffectée, endormie, filmée depuis le chemin de halage où souvent je passe à vélo ; les jardiniers des berges ont défilé, tels que je les croise de temps à autre. Devant ces images modestes, en noir et blanc, d'un lieu condamné dont bientôt rien ne restera — comme aujourd'hui en revoyant dans le merveilleux Bande à part Paris et les bords de Marne, images d'un autre siècle —, j'ai l'impression de contempler d'avance mon passé, des années après. De dériver dans les années, comme si la Seine était devenue le fleuve du Temps.


(Journal infime, 2001)









CARNET DU TRADUCTEUR


Journée de printemps ATLAS du 9 juin 2001, à Paris. Thème : le corps. À mon atelier d'écriture, assistance nombreuse et joyeuse.

Nous sacrifions d'abord au genre ancien du blason : un chapelet de courts poèmes, dont chacun rend hommage à une partie de notre anatomie. J'annonce qu'aujourd'hui le vers ne sera pas obligatoire (soupirs de soulagement dans les rangs). Une seule contrainte : faire entendre le nom de la partie du corps choisie, plusieurs fois si possible, mais sans employer le mot. S'agissant de l'appendice nasal, par exemple :


N'es-tu pas étonné, René,

De voir ta bouille bourgeonner ?


J'ai moi-même choisi les sujets : menton, genou, clavicule. Ce petit exercice d'échauffement et d'assouplissement révèle une fois de plus l'extrême virtuosité de la gent traduisante. En quelques minutes, mentons et genoux s'accumulent :


Quand s'abaisse lentement ton dentier, les bras m'en tombent... Certains jeux nous rapprochent. Je nous sens tout proches. Sur ta jambe si jeune, où poser ma main ? Ou si l'on préfère le troisième âge : L'âge noue tes rotules.


La clavicule ? Moins évident. Il eût fallu plus de quelques minutes pour bricoler, par exemple, ceci :


Quand je pose ma tête

Plus bas que ta voilette

O ma grande Pauline,

Plus haut que ta poitrine

O petite Paulette,

Ah ! que la vie culmine !


Une pause pour lire quelques citations sur le corps, dont ces vers de Valéry, dans «Fragments d'un Narcisse» :


... Toi seul, ô mon corps, mon cher corps,

Je t'aime, unique objet qui me défends des morts !


Je fais remarquer le réseau de répétitions et de symétries (les deux «mon», les deux «corps», les figures en miroir dessinées dans le v. 2 par les phonèmes m, i, k, k, i, m et m, d, d, m) illustrant le thème du corps dédoublé par son reflet. Ce qui nous introduit à l'exercice suivant.


Il s'agit d'écrire une phrase en forme de corps. Une longue phrase à la gloire du corps humain, qui donnera par sa construction, ses symétries, ses ramifications, à l'aide aussi des rythmes, des sonorités, de la ponctuation, une image globale de cette machine merveilleuse, avec ses organes simples ou doubles, ses réseaux entremêlés, son fourmillement de vaisseaux, de fibres et de fibrilles, comme l'a fait superbement Diderot :


Sa tête, ses pieds, ses mains, tous ses membres, tous ses viscères, tous ses organes, son nez, ses yeux, ses oreilles, son cœur, ses poumons, ses intestins, ses muscles, ses os, ses nerfs, ses membranes, ne sont à proprement parler que les développements grossiers d'un réseau qui se forme, s'accroît, s'étend, jette une multitude de fils imperceptibles.


Tâche ambitieuse. Pourtant, quelques minutes plus tard :


En long, en large, en travers — vu d'en bas, vu d'en haut — de la racine de tes cheveux à la pointe de tes orteils, de ta charnelle enveloppe au tréfonds de ton cœur, du sang qui coule dans tes veines à l'air qu'aspirent tes poumons, de ta droite généreuse à ta gauche embarrassée, ton corps m'appartient.


J'en profite pour faire admirer des images du corps tirées d'un livre exceptionnel, Le corps, miroir du monde, de Nicolas Bouvier, lequel y écrit notamment : «Le corps est pour le meilleur et pour le pire, l'image du monde.» C'est l'occasion de saluer encore l'exceptionnel talent de Bouvier, ce maître d'écriture, et d'inciter à lire tous ses livres.

Un jeu plus léger pour conclure, comme un rondo badin après les profondeurs de l'adagio. J'invite à réécrire un passage du Diable au corps de Raymond Radiguet en y injectant des noms de parties du corps inclus dans des locutions («pour la bonne bouche»), ou ayant pris un autre sens («bouche d'égout»). Quelque chose comme :


Ça se passe dans le Bassin parisien, là où la Marne fait un coude. Deux membres de la bonne bourgeoisie, un Don Juan au petit pied et une belle plante, pas encore majeurs, voudraient bien se mettre en cheville, mais ils n'osent attaquer de front, craignant de se mettre l'autre à dos. Madame souhaiterait que l'homme qui a obtenu sa main ne fasse pas de vieux os, là-bas dans son boyau. Ce soir-là, ils ne dorment que d'un œil, côte à côte face au feu, pour déclarer sa flamme c'est un moment au poil...


La suite étant aussi prévisible qu'immorale, glissons. D'accord, ça ne vole pas haut, mais ça défoule. La bonne humeur a régné jusqu'au bout. Moi, en tous cas, j'ai pris mon pied, les mains dans les mots.









LE POÈTE DE L'ANNÉE

Mìltos Sakhtoùris


IMAGES


1. La pluie

arrive

dans ma tête

et lave

mes rêves


2. Une voiture

éventrée

dans la rue

attend

le boucher

de Noël


3. Une cigarette

deux cigarettes

dans la chambre

l'homme est boxeur

la femme est une épingle


4. Terrible histoire

la folie

du vent du nord

sur la fenêtre

a crucifié

une enfant


5. Une feuille est tombée

de l'arbre

le soir

et s'est mise

à sauter

sur le sol

en hurlant




LE JARDIN


Tout sentait la fièvre

ce n'était pas un vrai jardin

des couples bizarres

y marchaient

ils mettaient leurs chaussures

aux mains

leurs pieds étaient grands blancs

et nus

leurs têtes étaient des lunes dures épileptiques

et des roses rouges soudain

poussaient

au lieu de bouches

aussitôt attaquées déchirées

par les papillons-chiens




SOUS LE CIEL


Dans la chambre

une pluie de pisse

de pures jeunes filles volent munies d'ailes

des charognes avec du ciel rose dans le cœur

et des hommes dont le ciel est plein de sang pourri

suspendus agitent leurs pieds blancs

de leurs yeux sortent des couteaux

dans leurs poitrines poussent

d'énormes anémones toutes noires

tandis que tuent et s'étreignent en volant

pures jeunes filles charognes hommes pourris

sous la pisse du ciel


(Les spectres ou La joie sur l'autre route)









SITATIONS

Savez-vous d'où viennent ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


J'ai connu des partisans outrés de l'égalité, à qui il ne manquait qu'une généalogie pour être les plus vains des nobles.



2


Une commisération qui pardonne à autrui parce que profondément elle pardonne à soi.



3


Le pardon n'est peut-être que la forme la plus raffinée de la vengeance.



4


Accuser les autres de ses malheurs est le fait d'un ignorant ; s'en prendre à soi-même est d'un homme qui commence à s'instruire ; n'en accuser ni un autre ni soi-même est d'un homme parfaitement instruit.



5


Vivre sans recevoir, passe encore, cela s'apprend ; le seul véritable enfer, c'est de ne pas pouvoir donner.









BRÈVES


Nos lardons sont des petits veinards ! Les livres écrits pour eux pullulent, il en est d'excellents, et si les B.D. d'aujourd'hui ont un peu perdu le charme naïf de jadis, la presse pour enfants actuelle est un vrai bonheur. Je suis jaloux des jeunes lecteurs qui peuvent se mettre sous la dent cinq fois par semaine l'épatant Mon quotidien, et tous les mois le passionnant Virgule. C'est pô juste !

Virgule, «magazine de français et de littérature», offre aux jeunes entre dix et quinze ans des articles adaptés à leur âge, à la fois sérieux et souriants : compte-rendus de lectures, fiches auteurs, études de mots, dossiers, un classique en B.D... Au sommaire de décembre : un sonnet de Baudelaire, Roméo et Juliette de Shakespeare, Poe, Poil de carotte bédéifié, tout ce qu'il faut savoir sur la rime, l'histoire du mot «cadeau»... Aux mêmes éditions Fanton, dans le même esprit, avec la même qualité, la revue Léonard consacrée aux arts plastiques. On a presque envie de retourner au collège...


*


J'aime les anthologies, les recueils de morceaux choisis. Je les explore en maraudeur, à l'affût d'auteurs à découvrir. Les extraits me font rêver aux pages qui les entourent ; leur brièveté m'incite à goûter chaque mot. Ils ont la beauté mystérieuse,— insurpassée depuis, dans un sens — des dictées de l'école primaire. J'ai plaisir à rouvrir les Lagarde et Michard de mon adolescence, malgré le gnangnan des commentaires. Surtout, je voue une reconnaissance éternelle à Bruno Vercier, Jacques Lecarme et Jacques Bersani, maîtres d'œuvre de La littérature en France depuis 1945 (avec Michel Autrand) et de La littérature en France depuis 1968 — tous deux chez Bordas). Choix des auteurs et des textes, gloses, notes, l'ensemble touche à la perfection. Peu de livres m'ont autant appris et incité à lire. Comment, si l'on aime lire, oserait-on s'en passer ?

Vaguement déçu, en revanche, par Le manuel de littérature fraîchement paru dans une coédition Bréal/Gallimard. Sans doute est-ce une gageure de couvrir six siècles, du Moyen-âge à nos jours, en 600 pages. Les introductions m'ont paru souvent originales, éclairantes, mais ce survol ultra-rapide, ces textes taillés trop court me laissent plutôt sur ma faim. À noter cependant la qualité des images. Pour chaque siècle, notamment, un tableau-emblème, brillamment commenté. Ah ! l'autoportrait de Courbet, p.351 !


*


All-American ads. Six volumes grand format, consacrés chacun à une décennie, des années 20 aux seventies. Des pubs américaines sur plus de 4000 pages en tout, choisies avec amour et humour. Au départ je n'y ai vu qu'une source de matériaux pour mes déplorables pubs, avant d'y découvrir un portrait de l'Amérique étonnamment riche. Beaucoup de laideur et de niaiserie, mais aussi pas mal de surprises, des moments flamboyants, quelques éclairs de pure beauté.

Les plus séduisantes ? Les anciennes, des années 20...

Les éditions Taschen ont fait là, une fois de plus, un travail exemplaire. Et ce trésor ne coûte presque rien ! Je me suis offert toute la série.


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Qui connaît Aziz Chouaki ? cet Algérien exilé en France a peu publié encore, et de façon discrète. Je le découvre à travers sa pièce Une virée, chez Balland. Cela se passe aujourd'hui à Alger, où trois petits malfrats racontent leurs vies déglinguées. Ceux qui n'aiment pas beaucoup la clique au pouvoir en Algérie ou les excités de Dieu qui les combattent vont se régaler : FLN et FIS sortent de là en petits morceaux, ridiculisés à mort... Jubileront également les amateurs de textes forts, de langue bousculée, réinventée. Qu'il est vivant, pétaradant, tonitruant, le français entre les mains de Chouaki !

On dit du bien aussi de son dernier roman, L'étoile d'Alger, également chez Balland. J'irai voir.


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Régis Jauffret... Depuis le temps que j'entends ce nom, il faut aller constater de visu. J'ouvre son dernier, L'enfance est un rêve d'enfant (Verticales), et suis pris dans un grand vent de folie. Ce roman est censé raconter l'histoire du siècle dernier, mais pour décrire la façon dont l'auteur s'en acquitte, le mot délire serait trop faible. Le héros, un certain Charles de Gaulle, n'a qu'un lointain rapport avec l'homme que nous connaissons ; ses pouvoirs ont de quoi faire pâlir Superman et Dieu lui-même. L'incongru, le farfelu portés à l'incandescence, les envolées de lyrisme déconatoire, les décharges d'ironie à la fois massive et aérienne donnent à cet objet volant une allure bizarre de bombardier mâtiné de libellule.

«La nuit tombait comme un tombereau de soutanes sur la ville...» N'est-ce pas sublime ? Et ça donc : «Il [de Gaulle] nous infusait à son gré l'intelligence dont nous avions besoin, trempant son doigt dans nos cerveaux comme un sachet de thé dans l'eau chaude.» Et ça : «...ce cerveau puissant comme une bombe qu'il [de Gaulle] aurait pu faire exploser au milieu d'eux, un autre lui repoussant plus merveilleux encore.»

On sort de là hilare et abasourdi. On oublie même de se demander où tout cela veut en venir !


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Relu je ne sais plus où, et reperdu aussitôt (je la retrouverai, elle traîne partout), cette phrase où Sartre qualifie de salaud tout écrivain qui n'écrit pas pour appeler à changer le monde. Ô ma jeunesse ! ô nostalgie ! Tout était si simple alors, pour tant de gens ! D'accord avec Sartre ou pas, on l'écoutait comme un oracle. Et voilà qu'aujourd'hui, relisant ces paroles historiques (au sens périssable du terme), on soupire : tout de même, ce Sartre, quel curé...

Je le dis sans méchanceté aucune. Je l'aime bien, Sartre, après tout. Grande gueule, mais brave type. Je recommande encore La nausée, Le mur, Huis clos ou Le diable et le bon Dieu aux lycéens pour leurs dissertations de philo. J'ai très envie de relire Les mots. Mais ce genre de credo sectaire, brutal, borné... Comment ? Ça nous impressionnait ? Des œuvres engagées, il en faut, il m'en faut, mais en même temps je revendique le droit de lire aussi, sans remords, des livres totalement dégagés — du moins en apparence, la subversion n'étant pas toujours où l'on croit.

Sartre n'aurait que cinglant mépris, j'imagine, pour un Dhôtel par exemple. À plus forte raison pour des poètes comme Francis Jammes ou Jean Follain. Le vieux Jammes, aujourd'hui ringardisé, j'avoue une fidèle tendresse pour lui. Et la voix chuchotée de l'humble et immense Follain fait plus de bruit en moi que la Critique de la raison dialectique avec ses tintamarres de concepts...

Si Jammes (Le deuil des primevères, De l'angélus de l'aube à l'angélus du soir), Follain (Exister, Usage du temps) et quelques autres fantômes se font encore entendre, il faut en remercier encore et encore la collection Poésie/Gallimard, cette entreprise de service (et de salut) public.


*


Saraband sera sans doute l'œuvre ultime de Bergman. On ne l'attendait plus. Bergman s'est retiré sur son île voilà des années, le vieil homme à qui Liv Ullmann rend visite lui ressemble beaucoup, et cette visite est aussi la nôtre, à nous spectateurs, qui allons rencontrer pour la dernière fois le vieux maître. Mais si l'émotion qui ne m'a pas quitté de bout en bout dépassait le cinéma, c'est dû bien moins à l'anecdote qu'à la force du film lui-même. Il y a ainsi quelques films ou livres si riches qu'ils en deviennent davantage, ou autre chose, que ce que décrivent maladroitement les mots «cinéma», «littérature» ou «art».

Tous les films précédents de Bergman résonnent dans celui-ci. Une fois de plus la Suède redevient ce pays lointain où l'on se retrouve au cœur de soi-même. Un paradis ouaté en même temps qu'un enfer. Le film explore les relations entre parents et enfants avec l'habituel mélange de cruauté inhumaine et d'humaine compassion, d'impudeur et de retenue, d'invention débordante et de dépouillement. Douleur et sérénité s'allient, comme dans la musique de Bach, plusieurs fois entendue, à qui ce Saraband peut bien emprunter son titre : il culmine dans les mêmes hauteurs.

Quand les lumières se rallument après l'un des plus beaux films de ma vie, la grande salle de l'Arlequin, si belle, si pleine de souvenirs, est à moitié vide. Pratiquement aucun jeune. Où êtes-vous, étudiants cinéphiles d'antan ?


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Pas grand monde non plus à Triel (Yvelines), l'autre soir, pour la soirée grecque de la bibliothèque municipale. Ce que je comprends parfaitement : quitter la chaleur du foyer, la télé, pour entendre lire des pages d'auteurs inconnus ? Moi, en tous cas, je ne me déplacerais pas pour m'écouter... Enfin, je ne regrette pas le voyage : mon public (treize personnes, dont les trois bibliothécaires) a été attentif, chaleureux, et j'ai sans doute gagné un ou deux lecteurs pour des auteurs qui en méritent cent mille fois plus : Àris Alexàndrou (pour La caisse, aux éditions du Passeur, traduit par Colette Lust), Zyrànna Zatèli (délicieuse Fiancée de l'an passé, toujours au Passeur), Èrsi Sotiròpoulos (Zigzags dans les orangers, chez Nadeau), Dimìtris Hadzis (La fin de notre petite ville, à l'Aube) et Chrònis Mìssios. Chacun des auditeurs a reçu en cadeau un exemplaire de Toi au moins tu es mort avant — encore un livre nécessaire. (cf. MADE IN GREECE.)


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Au lycée, qu'on se rassure, le public ne manque pas : 35 élèves dans toutes les classes de seconde, 35 aussi dans ma première scientifique, 33 dans ma terminale littéraire. Comment, dans ces conditions, travailler de façon efficace ? Veut-on vraiment former les jeunes, ou seulement les garder quelques années au chaud en attendant l'ANPE ? Quand donc ceux qui nous gouvernent, rue de Grenelle, cesseront-ils d'être à ce point radins, bande de minables ?

À part ça, au Lycée de Chèvres, on garde le moral. Nos chers petits ? Gentils tout plein. Pas toujours profondément motivés, mais attachants, intéressants. Fragiles aussi. Tandis que le spectateur de TF1 s'imagine les lycées comme des coupe-gorge où les élèves crachent et cognent sur les profs, nos ados ont la vision inverse : ils se dépeignent en victimes persécutées par de dangereux pédagos sadiques.

On n'est jamais trop doux avec eux, disent-ils.

Certains ont découvert volkovitch.com. Bravo, merci, mais qu'on ne reste pas trop longtemps, OK ? Célia, Julie, Esma, la disserte de philo pour demain, elle est finie, vous êtes sûres ? Paul, Aurélie, Antoine, Anne-Laure, Mickaël, Cindy, allez dormir !

Encore un ancien qui m'écrit. Yann, cher futur collègue, merci du fond du cœur.


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Il y a quelques mois une femme est sortie dans la rue avec d'ahurissantes chaussures, étroites, pointues à n'en plus finir, qui devaient lui faire un mal de chien aux orteils ; eh bien quelques semaines plus tard elles étaient des dizaines de milliers à s'infliger la même torture. Sans autre raison, j'imagine, qu'une solidarité féminine viscérale. Partager la douleur, c'est la diviser. «Cela est grand jusqu'au sublime.» (Victor Hugo) Oui, très chères, vous êtes ce que Dieu a fait de mieux.


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Le portable, tout le monde s'y est mis depuis longtemps. J'ai résisté tant que j'ai pu. Mon premier, un Bouygues, je l'ai détesté comme peu de choses au monde : compliqué à l'usage, on n'entendait que dalle, et puis ce nom si moche, violent symbole du Fric... J'ai perdu mon Bouygues, ô bonheur ! Pris un Nokia simple et sympa. J'apprécie qu'il serve uniquement à téléphoner, au lieu de faire appareil photo, walkman, télé, calculette, lampe à U.V., micro-ondes, thermomètre...


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Que prévoit-on pour mars ? Beaucoup d'élèves encore. Je ferai passer le bac à des beurettes. À Brimeil, on visitera une classe très melting-potes. Puis une petite tranche de Marcel Aymé, d'accord ? On s'apercevra que les liaisons z'ont une grande importance. On suivra la Grèce dans ses rapports complexes avec le reste du monde. Le poète Leftèris Poùlios lancera ses cris du fond de la folie.

Pas un mois sans pubs : elles diront les vertus de Minute Maid et d'un tout nouveau soutif.









HOROSCOPE


POISSONS du 19 février au 20 mars

Les planètes ne vous sont guère favorables. N'allez travailler qu'en cas de stricte nécessité. Visitez régulièrement les sites qui parlent des livres, remue.net, ... Faites une cure de Gracq. Revenez sans cesse à ses Lettrines, prenez En lisant, en écrivant pour bréviaire. Recherchez les œuvres peu connues d'auteurs connus. L'homme qui rit de Victor Hugo est disponible dans l'excellente collection Bouquins... Si vous passez du côté de la Bastille, ne ratez pas l'Arbre à Lettres : étroite en vitrine, la librairie est trèèès longue et offre un choix aussi vaste que judicieux. C'est au 62, rue du Faubourg Saint-Antoine, 75012 Paris (01 53 33 83 23).


POISSONS
Dessin : Fei-Bi Chen.

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