Métro. Un vieux mongolien et sa mère qui le tient par la main. Ils montent poussivement dans la rame et vont s'asseoir derrière moi. J'entends la voix de la femme : Il veut seulement vous dire bonjour... Le fils, main tendue, serre gravement celles de ses voisins tout gênés, puis se rassoit les yeux dans le vide.
Métro, quelques jours plus tard. Assis le nez dans mon livre. Un type se plante en face de moi, genre paumé, sans âge, l'index en avant : Je peux m'asseoir ? Je fais signe que oui. Il s'assoit, marmonne je ne sais quoi. Ça m'énerve. La fille en face à gauche qui bavasse dans son portable, et en face à droite ce dingue, tout le monde fait tout pour m'empêcher de lire ! S'il me parle encore, je l'envoie paître, avec une allusion mordante à l'intention de la jeune pipelette, non mais alors.
Un Noir vient s'asseoir entre eux deux. Le dingue l'aborde en plusieurs langues. L'autre : comprends pas. Salam aleikum ! Comprends pas. Le dingue alors serre la main du Noir. Puis se lève et avant de partir me la serre à moi aussi, me saluant d'un sonore Bonsoir, professeur !
La fille, qui vient de ranger son zinzin, me lance un grand sourire mi-complice, mi-moqueur qui éclaire son visage ingrat. J'ai honte. Ainsi donc les neuneus, les rebuts, les méprisés, plus sages que nous au bout du compte, font le dur boulot à notre place, recousent le tissu social, ébauchent souterrainement un nouvel art d'être ensemble ; tandis que nous les savants restons coincés dans nos sièges, nos places fortes menacées, avec nos peurs et nos colères.
Cette nuit-là dans mon rêve, le conducteur du bus est aux prises avec un immigré qui lui tend obstinément quelques sous et ne comprend que couic. Le conducteur se tourne vers moi : Vous, faites-lui reprendre son argent, il n'y en a pas assez, et expliquez-lui qu'il doit changer à N. Décidément j'ai une tête de prof, et l'on attend de moi que je parle toutes les langues. Mes vains efforts pour expliquer à l'immigré me réveillent ; à peine le temps de lui serrer solennellement la main, faute de mieux. Parfois la vie est épuisante.
(Journal infime, 1999)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°18 en février 2005)