J'aime assez traîner chez Joseph Gibert. Ce n'est certes pas la librairie la plus sympa ou la plus branchée, mais le département des occasions propose parfois des choses curieuses. Je viens d'y trouver un bouquin de Matzneff ! Qui lit Matzneff encore ? Dans les années 60, pourtant, il était furieusement dans le vent, ce jeune écrivain qui vénérait à la fois, grand écart absolu, la très chenue et sainte église orthodoxe et les jeunes filles en fleur — ou mieux encore, en bouton...
L'archange aux pieds fourchus. Il dit tout, ce titre admirable, y compris l'opinion que l'auteur a de lui-même. Être ange seulement, ce serait trop peu pour lui. Autres citations : «Mais moi, parce que je suis un artiste, c'est-à-dire un sourcier et un magicien...» «N. me dit que je suis l'un des derniers Mohicans. Lui aussi, sans doute. De loin en loin, trouant le ciel noir, les étoiles se saluent.» Il y a chez Matzneff, à toutes les pages, une auto-complaisance, une coquetterie, une fatuité qui touchent au grandiose. Ce sont elles d'abord qui donnent du corps, du piquant à cette chronique parfois superficielle. Il y a là une candeur, une fraîcheur, un élan désarmants. Comme quoi, si certains artistes n'ont que leur humilité pour combustible, d'autres carburent à l'amour de soi. C'est leur foi en eux-mêmes qui les blinde, les rend fermes et tranchants comme l'acier.
Matzneff a gardé son âme d'enfant : quoi de plus vantard et vaniteux que les petits garçons ? Voilà pourquoi il m'agace tant, et m'apparaît parfois sympathique : il est incroyablement juvénile. Inconséquent, bondissant, joyeux. La page qui m'a le plus touché est celle où il avoue que tout en frayant avec les riches et les célèbres, il vit lui-même dans un galetas, sans le sou. Et qu'il s'en fout. Libre comme l'air.
Je crains qu'il ne vieillisse mal, genre vieux beau vieux satyre. Ou pire encore, qu'il ne vire de bord après épuisement de la quéquette et se fasse évêque avant de mourir, pontifiant, chiant comme la mort, pelotonné dans le giron de l'Église ?
(Journal infime, 2002)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°17 en janvier 2005)