PAGES D'ÉCRITURE

N°17 Janvier 2005



TRANCHE DE VIE


La langue russe dort au fond de mon enfance, comme la ville d'Ys qui miroite sous les eaux. Les cours de russe que j'ai suivis au lycée n'ont guère laissé de trace ; mes seuls souvenirs plongent plus profond, dans mes premières années, quand je parlais russe avec mes grands-parents. J'ai été pratiquement bilingue jusqu'à l'âge de cinq ans. Plus tard, peu à peu, j'ai tout oublié ou presque, ya vsio zabil, à part les mots les plus simples et d'autres qui parfois remontent on ne sait d'où, maladiets, chaloun, kak tibia niè stìdno, tiens, vous revoilà, vous ?

Quelques bribes de chansons. Deux vers de Pouchkine, trois de Lermontov. Un quatrain scatologique, œuvre d'un ami de mon grand-père. Débris du naufrage. Parfois je me les récite, avec une fierté imbécile, mais je ne souhaite pas pousser plus loin. Je ne veux plus fréquenter cette langue. Elle est trop belle. Entendre des gens la parler — des jeunes surtout ! — m'étonne, me choque : pour moi elle est à jamais la langue des vieillards et des morts. Parlée il y a cinquante ans par les derniers exilés, disparue avec eux. Quoi de plus précieux qu'une langue morte ? Il faudrait la soustraire aux profanations quotidiennes, la réserver pour les livres, les vieilles chansons, l'opéra.

L'autre jour, cherchant un cadeau pour mon père, entré pour la première fois dans la grande librairie russe dite des Editeurs Français Réunis. Des livres en cyrillique partout du sol au plafond, volumes anciens pour la plupart, éditions émigrées ou soviétiques mêlées, fraternellement pauvres et grises. Une misère qui prend à la gorge. Vite, quitter cette poussière. Je suis Français ! Français ! Ya frantsouz !

Parfois, pourtant, chez Moussorgski, chez Dostoïevski, à certains moments de certains films, je me sens soudain tiré en arrière, comme un pochard guéri qu'une seule goutte d'alcool fait chavirer. Rien à faire. Le poison russe, quand on l'a dans les veines, c'est pour la vie.


(Journal infime, 2002)


16, rue Brankassov
16, rue Brankassov








LECTURES, CINOCHE, ZIZIQUE


J'aime assez traîner chez Joseph Gibert. Ce n'est certes pas la librairie la plus sympa ou la plus branchée, mais le département des occasions propose parfois des choses curieuses. Je viens d'y trouver un bouquin de Matzneff ! Qui lit Matzneff encore ? Dans les années 60, pourtant, il était furieusement dans le vent, ce jeune écrivain qui vénérait à la fois, grand écart absolu, la très chenue et sainte église orthodoxe et les jeunes filles en fleur — ou mieux encore, en bouton...

L'archange aux pieds fourchus. Il dit tout, ce titre admirable, y compris l'opinion que l'auteur a de lui-même. Être ange seulement, ce serait trop peu pour lui. Autres citations : «Mais moi, parce que je suis un artiste, c'est-à-dire un sourcier et un magicien...» «N. me dit que je suis l'un des derniers Mohicans. Lui aussi, sans doute. De loin en loin, trouant le ciel noir, les étoiles se saluent.» Il y a chez Matzneff, à toutes les pages, une auto-complaisance, une coquetterie, une fatuité qui touchent au grandiose. Ce sont elles d'abord qui donnent du corps, du piquant à cette chronique parfois superficielle. Il y a là une candeur, une fraîcheur, un élan désarmants. Comme quoi, si certains artistes n'ont que leur humilité pour combustible, d'autres carburent à l'amour de soi. C'est leur foi en eux-mêmes qui les blinde, les rend fermes et tranchants comme l'acier.

Matzneff a gardé son âme d'enfant : quoi de plus vantard et vaniteux que les petits garçons ? Voilà pourquoi il m'agace tant, et m'apparaît parfois sympathique : il est incroyablement juvénile. Inconséquent, bondissant, joyeux. La page qui m'a le plus touché est celle où il avoue que tout en frayant avec les riches et les célèbres, il vit lui-même dans un galetas, sans le sou. Et qu'il s'en fout. Libre comme l'air.

Je crains qu'il ne vieillisse mal, genre vieux beau vieux satyre. Ou pire encore, qu'il ne vire de bord après épuisement de la quéquette et se fasse évêque avant de mourir, pontifiant, chiant comme la mort, pelotonné dans le giron de l'Église ?


(Journal infime, 2002)









CARNET DU TRADUCTEUR


Chronique parue dans TransLittérature n°14 (hiver 97) sous le titre :

AUDACES



L'atelier du roman N° 11, été 1997

Les Belles Lettres, Paris


L'excellente revue L'atelier du roman propose dans son dernier numéro, sous le titre «Traduire, hier et aujourd'hui», un ensemble un peu court, mais très stimulant, de trois articles où l'on nous montre quelques audacieux traducteurs affrontant une oeuvre-phare du passé.

Victor Ivanovici, roumain installé en Grèce, s'interroge sur le silence critique où vient de s'engloutir la monumentale traduction en grec des Nouvelles exemplaires et du Quichotte par Elias Matthaiou. Il l'attribue à l'absence, dans l'histoire grecque, de ce que fut pour nous la Renaissance : comment le lecteur grec pourrait-il recevoir Cervantès, dépourvu qu'il est des références adéquates ? Seules les traductions, en lui apportant l'héritage d'autres pays, lui permettront de reconstituer les chaînons culturels manquants. (Mais comment faire pour donner envie de les lire ?)

Comparant cette nouvelle version du Quichotte à la précédente, vieille de trente ans, encore «parfaitement active du point de vue littéraire» selon lui, l'auteur déclare : «Je ne prétends nullement opposer la traduction récente à l'ancienne. Ma thèse, c'est même que la dernière suppose l'antérieure et qu'elle n'aurait pu exister sans elle.» Ce qui est peut-être vrai, en dépit des apparences, pour beaucoup plus de retraductions qu'on ne le croit...

L'article de Fabienne Durand-Bogaert, écho de son intervention à un colloque «Violence et traduction» — alléchant programme ! —, nous entraîne, textes en main et loupe à l'œil, dans un essai comparatif des trois traductions françaises du Bartleby de Herman Melville. C'est l'occasion de montrer, avec une réjouissante acuité dans l'analyse, divers types de violence infligée au texte, en étudiant ce que deviennent les tortuosités de la double négation par exemple, si profondément melvillienne, et surtout la fameuse réplique : «I would prefer not to.» Pierre Leyris, 1951 : «Je préfèrerais ne pas le faire.» Le même en 1978 : «Je préfèrerais pas.» Michèle Causse en 1978 : «J'aimerais mieux pas.» Gilles Deleuze, dans sa postface à la traduction précédente : «Je préfèrerais ne pas.» On peut, en effet, ne pas être emballé... («J'aimerais mieux m'abstenir», propose une amie angliciste. Ce qui serait au moins dans le ton). Le danger, selon l'auteur, c'est d'isoler un passage pour y échafauder de savantes constructions théoriques, en oubliant les particularités de la langue, la façon dont l'auteur la manie, pour ne rien dire de la musique des mots. La linguistique doit rester à sa juste place, utile mais subalterne, et tenue à l'œil.

Jean-Pierre Ohl, quant à lui, nous emmène en Écosse au XVIIe siècle sur les traces de Thomas Urquhart, qui traduisit les trois premiers livres de Rabelais un siècle après leur parution. Mathématicien, courtisan, soldat, écrivain, personnage truculent, gargantuesque à bien des égards (il mourut de rire, dit-on), Urquhart passa quinze ans à recréer Rabelais plus qu'à le traduire, néologisant hardiment, donnant soixante-et-onze bruits d'animaux là où l'original s'arrête à neuf, bref, inventant avec une prodigalité qui en fait, dit l'auteur, l'antithèse exacte du traducteur cleptomane de Kosztolanyi. Le résultat, ébouriffant paraît-il (et sûrement plus fidèle qu'il n'en a l'air), est évoqué ici de façon si entraînante qu'on se sent gagné par des pensées bien étranges et, pour tout dire, traductologiquement incorrectes... Oui, la traduction aujourd'hui est devenue chose sérieuse, les traducteurs modernes sont de plus en plus guidés par une implacable exigence de rigueur, ils n'ont plus le droit de bellinfidéliser impunément. Et cela, sans aucun doute, est bon. Mais ce progrès a un effet pervers : les traductions délirantes, les beaux monstres de jadis, sont désormais impossibles. La traduction, devenue adulte, s'est un peu appauvrie en renonçant à ses débordements enfantins. Entre création et traduction, les subtils dégradés de jadis ont disparu ; on ne peut plus écrire une œuvre à partir de celle d'un autre. Ce serait pourtant une expérience passionnante, il y a là des chemins à redécouvrir — à condition, bien sûr, que cela ne devienne pas la règle ! On rêve à un auteur intrépide, ou simplement généreux, qui lâcherait la bride à son traducteur en lui criant : Hardi petit, trahis-moi !

Qui osera ?

Sacha Marounian


Dans le TransLittérature suivant, n°15 (été 98), ce papier sous le titre :

SAPPHO FOR EVER


L'Égal des dieux

Cent versions d'un poème de Sappho

Allia, Paris, 1998


«Ce livre s'adresse aux jeunes filles, aux femmes, aux féministes, aux amateurs de ces trois catégories, aux misogynes, aux amantes, aux amants, aux chercheurs de curiosités, aux professionnels du thème, du champ lexical et de la variante, aux experts en chansonnettes, aux collectionneurs, aux lecteurs de Queneau, aux lectrices, aux historiens de la sexualité, aux hellénistes, aux travestis, aux traducteurs, aux traductrices passées et futures.» Je me permets de citer cette quatrième de couverture in extenso pour trois raisons : j'y vois un petit chef-d'œuvre dans un genre difficile entre tous ; les personnes à qui elle se recommande inspirent à TransLittérature une vive sympathie - une seule catégorie exceptée ; enfin, le livre y est si parfaitement résumé que le lecteur peut se dispenser de me lire pour vite aller demander à son libraire L'Égal des dieux, cent versions d'un poème de Sappho, aux éditions Allia. Il finira ce papier, s'il y tient, en rentrant.

Sappho écrivit donc, voilà vingt-six siècles, un poème d'amour dont il nous reste quatre strophes et un vers ; on nous l'offre ici en v.o., suivi d'une mouture latine due à Catulle cinq siècles plus tard et de cent traductions françaises, depuis Louise Labé en 1555 jusqu'à Frédérique Vervliet en 1993 en passant par Ronsard, Baïf, Malherbe, Boileau, Racine, Chénier, Lamartine, Dumas, Banville, Renée Vivien, Yourcenar, Markowicz, Michel Field et d'autres moins connus. Philippe Brunet a patiemment recueilli les cent versions, a rédigé la fameuse 4e de couv., Karen Haddad-Wotling s'est chargée de la préface, et l'éditeur a édité le tout avec un soin et un goût parfaits.

Si le poème choisi a joui, et jouit plus que jamais (quinze versions en dix ans, de 1984 à 1993 !) d'un tel succès auprès des traducteurs, ce n'est sans doute pas seulement à cause du sujet déclaré : l'amour. Je cite la traduction juste et fine de Pascal Charvet, n° 93 : «...cet homme qui face à toi est assis, et proche, t'écoute parler...» «...ma langue se brise...» «...mes oreilles résonnent, sur moi une sueur se répand...» «...Mais il faut tout oser...» Ne doit-on pas voir aussi, dans cette description archétypale du tourment amoureux, une métaphore de la traduction, de ses exquises douleurs, le Texte à Traduire jouant le rôle de l'Aimée ?

Mais ce petit livre si intense ne s'arrête pas là : ce qu'il esquisse, de façon implicite, c'est tout un historique de la langue et de la poésie françaises. Et de la traduction, bien sûr ! Aux grincheux qui marmonneraient que le compilateur triche un peu, que nombre de ces traductions ne sont que lointaines adaptations, et encore, bien étranges parfois, on répondra que justement, voilà ce qui nous intéresse ! La fascination exercée par cette accumulation vertigineuse, obsessionnelle (Perec aurait sûrement aimé), tient dans la double dilution qui s'y opère. Dilution de l'original dans ses multiples avatars (qui amène, sur une plus grande échelle que nos modestes «Côte à côte», à mieux cerner la question : que reste-t-il d'un texte une fois traduit ?). Dilution enfin de la notion même de traduction. Car où finit la traduction, où commence l'adaptation ? Où tracer la limite entre le licite (traduire) et l'interdit (adapter) ? De quoi se demander, comme le faisait Sacha Marounian dans TL 14 - mais sans tomber comme lui dans la provocation facile - si adapter, c'est toujours mal, toujours défendu.

Au fait, qu'en dirait Sappho elle-même ? Et son poème, dites-moi, qu'est-ce qui nous prouve qu'elle ne l'a pas pompé sur un(e) autre ? Ou traduit de je ne sais quelle langue oubliée ?

Estelle Fontanges


Est-il besoin de le dire ? Sacha Marounian et Estelle Fontanges — inconnus au fichier de l'ATLF — sont très proches, plus que proches. Chose curieuse, aucun lecteur de la revue ne s'est enquis alors de leur réelle identité...









LE POÈTE DE L'ANNÉE

Mìltos Sakhtoùris


LE LIÈVRE FOU


Il s'en allait le lièvre fou

il s'en allait

passait les haies le lièvre fou

tombait dans la boue


l'aube luisait le lièvre fou

la nuit s'ouvrait

les cœurs saignaient le lièvre fou

le monde luisait


ses yeux s'embuaient le lièvre fou

sa langue enflait

et il pleurait insecte noir

la mort dans la bouche




VIE


Nuit

dans une pharmacie

un cheval

à genoux

ronge

les planches

une fille

à l'étrange

brûlure verte

est soignée

tandis

que le fantôme

au désespoir

pleure

dans un coin




LE CONTRÔLEUR


Un jardin plein de sang

et d'un peu de neige

tel est le ciel

j'ai serré mes cordages

il faut que j'aille encore contrôler

les étoiles

moi

héritier des oiseaux

il me faut

malgré mes ailes brisées

m'envoler




LA LUNE PLEURE


La nuit pleure

pleure

les gens mangent

donnant des noms à d'obscures maladies

la femme parle d'un mariage

on voit monter

monter fusée lumineuse

la mariée au ciel

l'époux reste collé au sol

couvert de marques rouges et de cendre

et la femme pleure

la lune rit

la lune pleure

la femme rit


(Les spectres ou La joie sur l'autre route)









CULTURE GÉNÉRALE

Savez-vous d'où viennent ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Je suis loin d'abonder dans mon sens.



2


Il faut douter de tout, même de ses soupçons.



3


Le vrai moyen d'être trompé, c'est de se croire plus fin que les autres.



4


L'ironie consiste à déshabiller les autres, l'humour à se déshabiller soi-même de façon que les autres se sentent nus aussi.



5


Les esprits extraordinaires tiennent grand compte des choses communes et familières ; et les esprits communs n'aiment et ne cherchent que les choses extraordinaires.









BRÈVES


Si Victor Hugo est un géant, c'est aussi qu'en son temps, déjà, il rêvait aux États-Unis d'Europe. Un siècle et demi plus tard l'Europe a encore du chemin à faire, elle traîne, trébuchant sur les croche-pieds d'une foule de vilains nains. Nos politiciens sont nombreux à se dire amoureux d'elle, sans toujours nous en convaincre... On dirait qu'elle leur fait peur. Trop belle, trop grande pour eux.

Je l'attends avec une tendre impatience. J'aimerais mieux avoir pour président M. Schroeder que M. Chirac, et même que M. Fabius. Ce qui ne veut pas dire que je propose l'abolition des nations ! Dans mon Europe à moi on sortirait la Marseillaise et les petits drapeaux bleu-blanc-rouge tous les ans, le 14 juillet, pour amuser enfants et militaires. Les traditions, c'est sacré.


*


Un ancien ministre communiste se tire une balle dans le pied à la chasse, et moi, au lieu de le plaindre, je me surprends à ricaner ! L'homme du Grand Soir acoquiné avec Chasse, Pêche et Tradition !

Pire encore : je me demande soudain ce que j'aurais pensé si la dernière ourse des Pyrénées, au lieu de se laisser tuer par un chasseur, l'avait écrabouillé avant. Eh bien je crois que je me serais dit : Bien fait pour ta gueule, pauvre type, tu l'as bien cherché, tu n'avais qu'à tirer ton coup chez toi, au pieu avec ta copine !

Non seulement je crache dans le pinard en décembre, mais j'insulte la Chasse en janvier. Où va la France ?


*


Villes d'Arles et de Saint-Nazaire, soyez bénies ! Grâce à vos largesses, je viens de m'offrir quelques beaux livres, grands formats, belles images. Comment ne pas être attiré par l'image, quand on écrit ? Sacré couple, l'image et l'écriture. Chacune infirme par rapport à l'autre, et défi à l'autre. Entre elles, d'infinies possibilités de dialogue — harmonie ou conflits.

Un expert en ce domaine : Frédéric Pajak, auteur de plusieurs livres où il combine mots et dessin (sur chaque page, une image et quelques lignes). Je le découvre, bien tard, avec son dernier opus : Mélancolie (PUF).

Pajak est l'un de ces êtres qu'on écouterait pendant des heures, captivé sans savoir pourquoi. Mélancolie aligne des bouts d'histoires, fragments d'autobiographie improbables, inachevés, tandis que les dérives de l'image et du texte, tantôt synchrones, tantôt plus ou moins décalés aggravent l'errance narrative. Il y a des moments lents, suivis de brusques éclairs. Une mélancolie insidieuse comme le crachin nous empoisse.

«La vie et la mort sont pareilles ; on dirait deux équipes de rugby dans la mêlée. Elles se disputent un ballon qui n'existe pas.» Voilà du pur Pajak. On se demande si c'est ultra-profond ou hyper-creux, avant de se dire que cette question, ici, n'a pas grand sens, que son auteur est un maître du flou, du suspens, du vide, que si ça se trouve les passages à vide sont les plus pleins et que de toute façon ce livre (cet album ?) a un charme fou. Vite, lire ceux d'avant.


En 1978, avec Elisa nous vécûmes à East Oakland...
En 1978, avec Elisa nous vécûmes à East Oakland...

*


Les incertitudes du corps de Nadine Vasseur (Seuil). Encore un album qui la mérite, son appellation de beau livre. Il nous montre le corps humain dans ses métamorphoses, transformé par l'homme ou par l'imagination des artistes au long d'une série d'images d'une variété, d'une force saisissantes. Le texte se hissant au même niveau, notre bonheur prend corps dès les premières pages.

C'est là que j'ai trouvé, entre autres, un homme qui allaite, peint par José de Ribera et aussitôt recruté pour le site (cf. les pubs).


*


François George fut un enfant terrible de l'après-68. Doué comme c'est pas permis. De quoi devenir une star de l'écriture, un maître à penser. Mais non. Il a publié quelques livres ; ils sont restés dans l'ombre.

J'avais adoré Prof à T., récit grinçant de son expérience de prof dans un collège de lointaine province dans les années 70.

Il vient de publier À la rencontre des disparus — bof, le titre — portrait-souvenir de quelques personnes qu'il a connues et admirées.

Pourquoi signe-t-il Mathurin Maugarlonne ? Façon détournée de dire qu'il n'est pas devenu François George ? On devine un homme blessé, amer, déçu de sa relative obscurité. Pourtant, quelle plume ! Ses portraits de Sartre, Aron, Jankelevitch ou Cioran sont éblouissants. Plus encore : débordants d'acuité, d'humanité, de tendresse lucide. Et son exécution du sinistre Guy Debord, sèchement renvoyé à son néant prétentieux, montre que George n'a rien perdu de son coup de patte. (Il sait aussi être dur avec lui-même — ce qui nous permet de l'aimer pleinement.)

S'il y a une justice, comme je le crois parfois, alors on lira François George quand nos actuels mirliflores pour média auront sombré dans l'oubli. Moi, en tous cas, je n'échangerais pas ce baril de maugarlonne contre des tonnes de poudre aux yeux béachélienne, de gomina ferryque ou de nuages de mousse finkielkrautesque...


*


Mes amours décomposés, journal 84-85, de Gabriel Matzneff (Folio). L'auteur aime fort niquer. Ces années-là, il y consacre tout son temps. Amateur de chair fraîche (entre 15 et 25 ans — plus vieilles s'abstenir), il n'a même pas à draguer : les nénettes se bousculent pour s'offrir au quasi quinqua. L'homme à la braguette folle est entraîné dans des travaux forcés de l'amour qui le font gémir de plaisir mais aussi, à la longue, d'accablement.

Voilà un de ces livres qu'on lit comme certains jadis allaient au bordel : émoustillé, vaguement honteux. Je me suis retenu longtemps avant de l'ouvrir. Je me doutais que je perdrais mon temps. Pour transcender la monotonie du sujet, la suffisance, l'égoïsme total et l'incontinence du diariste (ou diarrhiste ?), pour ne rien dire de certains passages très glauques (prostitution infantile, mépris des femmes), il faudrait du génie : or ce livre tout en surface est écrit d'une plume alerte, sans plus — un cliché pour le décrire, voilà tout ce qu'il mérite.

Si j'ai tenu presque jusqu'au bout, c'est que ces pages, tout de même, fascinent par la confusion, le vertige qu'elles instillent en nous, volontairement ou non : cet homme-là est-il au paradis ou en enfer ? Son livre est-il joyeux ou sinistre ? léger ou pesant des tonnes ? Matzneff m'amuse ou il m'emmerde ?

Ces incertitudes m'agacent, me ravissent.


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Rien de commun entre Matzneff-tête-à-claques et le chanteur Vincent Delerm, à part peut-être leur côté brillant et les jeunes femmes pâmées autour d'eux. Très doué, Delerm junior. (Plus que papa Philippe.) S'il me lasse un peu parfois, c'est par sa tendance, déjà, à faire du Delerm. On ne peut pas plus parodier Delerm que Matzneff : tous deux s'auto-caricaturent mieux que personne. N'empêche que le dernier disque du jeune homme, Kensington square, contient au moins une merveille : la chanson «Le baiser Modiano», où la silhouette de l'écrivain fait une apparition crépusculaire, plus Modiano que nature.


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Ah, Modiano. Je m'en veux de l'avoir longtemps lu de haut, voire pas lu, l'accusant de facilité, de ressassement. Naguère j'aurais jugé léger Une jeunesse, que je découvre dans un Folio d'occase aux feuilles jaunies, idéalement modianesque. Sans doute n'est-ce pas là son chef-d'œuvre, mais le charme est au rendez-vous, comme toujours, impalpable, inusable. Surtout, depuis que j'ai lu Dora Bruder, qui domine et éclaire toute l'œuvre, j'en viens à voir chacun des livres antérieurs comme une étape d'un parcours obstiné, rigoureux, difficile. Modiano tâtonne, explore le flou, le vide ; comme Racine, il cherche à faire quelque chose avec rien. La discrète musique de chambre d'Une jeunesse n'a peut-être pas été plus commode à écrire que La place de l'Étoile, tonitruant début d'un surdoué de vingt ans.

Avant d'étudier les temps verbaux pour le Verbier, aurais-je remarqué l'ouverture géniale d'Une jeunesse, épilogue en même temps que prologue, avec son va-et-vient entre présent et futur qui nous tient suspendus, mi-plaisir, mi-malaise, dans un vertige léger très étrange ?


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Coïncidence. Sur une nouvelle compil, quatre disques pour le prix d'un seul, précieuse en ce qu'elle offre le pire et le meilleur mêlés (Toutes mes années 60, chez BMG), je croise le chanteur Frank Alamo. Quelques jours plus tard, le même, en guest star dans le roman de Modiano. Puis le revoilà cité dans une pièce (Une virée d'Aziz Chouaki, texte épatant, on en reparlera) qui se déroule dans l'Alger d'aujourd'hui ! Mais qu'est-ce qui leur prend ? Frank Alamo, «Biche, ô ma biche», «Maillot 36-37», si justement oublié... Le bonhomme aussi ringard que son blase... Venant de le réécouter, j'ose le dire : c'est très mauvais. Encore plus nul que Richard Anthony. Mais c'est cela, peut-être, qui a fasciné Modiano : ce degré zéro d'une époque, fumée sans feu, quasi-néant.


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En février, on croisera quelques paumés dans le métro ; on verra un Truffaut, un Godard ; on lira du Bergounioux ; on écrira le corps humain ; on fera le petit tour habituel en Grèce ; à Brimeil les élèves, cette fois, ne seront pas gentils ; il y aura de la pub, hélas — deux fois hélas.









HOROSCOPE


VERSEAU du 21 janvier au 18 février

Mercure est au plus bas. Restez bien au chaud chez vous à lire les croûtes qu'on vous a offertes à Noël. Ne sortez que pour aller piller votre librairie favorite ou dîner avec un Sagittaire. Faites une cure de poésie. Redécouvrez Toulet, Jammes ou Fombeure. Un poème de Jean de La Fontaine ou de Jean Follain, lu le soir, apaisera vos nuits, ou vous débarbouillera l'esprit le matin.

Si vos pas vous mènent du côté de la Sorbonne (il y a encore quelques cinémas, en cherchant bien), faites une halte salvatrice à la librairie Compagnie, 58 rue des Écoles (01 43 26 45 36). Vaste choix, sérieux, compétence. Quartier Latin pas tout à fait mort.


VERSEAU
Dessin : Fei-Bi Chen.

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