STRAVINSKY ET SON PROPHÈTE


Au rayon classique de la FNAC, des CD du sol au plafond, des dizaines de milliers de morceaux, tout le répertoire à portée d'oreille...

Erreur. On trouve là des Boléro en pagaille et des Saisons de quoi durer un siècle, mais une foule d'autres œuvres manquent, dont quelques merveilles. J'y cherche en vain depuis dix ans, par exemple, la Sonate pour piano de Dukas et Threni de Stravinsky. Je me suis inscrit à la médiathèque de Sèvres pour les emprunter. Là au moins, je suis sûr de les avoir toujours sous la main : qui d'autre écouterait ça ?

Austères, ces musiques. La Sonate de Dukas, contemporaine de Debussy, déploie sur quarante minutes ses grandes architectures avec une gravité à la César Franck, noble, discrète, vaguement surannée ; les pianistes la fuient car ils s'y cassent les doigts pour des prunes : cette virtuosité-là ne se montre pas.

Quant à Threni, c'est plus sévère encore.

Stravinsky l'a écrit en 1957, à soixante-quinze ans, sur le texte des Lamentations de Jérémie. Tout ici concourt au malaise : le sujet cafardeux ; les sonorités noirâtres (ah, les grincements du début ! les ostinatos de sarrussophone dans l'extrême grave !) ; le latin martelé par les chœurs, déformé, sans souci des longues et des brèves ; un grand orchestre présent pour jouer seulement quelques notes ; le langage, d'un sérialisme strict. Ce dernier point, je l'apprends par la notice, n'ayant jamais été fichu de reconnaître la série dans une œuvre dodécaphonique, partition sous les yeux ou pas. Mais justement, dans cette musique aux structures aussi obsédantes qu'invisibles, canons, renversements, variations infinies, mélange intime de souple et de rigide, d'immobile et de tournoyant, je retrouve ce qui m'a fasciné aussi chez Webern. Avec, plus encore que chez lui, je crois, une expressivité d'autant plus intense qu'elle est retenue — avant de s'échapper parfois en vocalises extatiques, en accords inouïs.

J'ai longtemps écouté Threni par curiosité, snobisme, devoir, entêtement, et voilà qu'en le retrouvant je ne suis pas loin de l'aimer de façon immédiate, viscérale, comme du Berlioz ou du Brahms — enfin rendu au seuil d'un paradis que je croyais hors de portée.

Mais comment l'écouter, cette musique ? Trop religieuse pour la salle de concert, trop fine et complexe pour le brouillard sonore d'une église, trop riche en effectifs pour une petite salle, trop intime pour une grande, cette musique de chambre pour six chanteurs, chœur et grand orchestre n'est chez elle nulle part. Les instruments et même le chœur se tournent les pouces longuement, laissant les solistes à découvert dans de dangereux passages labyrinthiques. La première audition, dit-on, fut une catastrophe. Le seul Threni que j'aie entendu en vrai, dans les années 70 au Domaine musical, manquait de souffle, de chaleur, ils savaient faire les notes, mais pas les vivre ; sur la partition d'un des solistes, aperçue à l'entracte, dans les passages notés sans barres de mesure, le type les avait rétablies au bic pour ne pas se paumer, le pauvre ; sa prestation, de fait, sentait le serrage de fesses. Il y a bien l'enregistrement de Stravinsky, mais ce n'est jamais qu'un disque — même s'il offre des moments de vraie ferveur, faisant rêver à ce que sera cette musique dans cent ans, quand on la chantera comme on respire.

Threni ne sera sans doute jamais mon œuvre favorite, mais c'est l'une de celles dont j'ai le plus besoin. Elle me nourrit. J'y trouve un ingrédient mental que j'ignore et qu'elle est sans doute seule à m'offrir. L'écouter m'intimide un peu. C'est un acte solennel. Threni marmonne pour moi, dans une langue un peu rude, que je connais mal encore, des secrets qu'il me reste à mériter. J'en suis privé ces jours-ci, j'ai dû rendre le disque, et c'est bien ainsi. Avoir Threni chez moi entretiendrait l'illusion de le posséder. L'écoute ne serait plus un acte grave, l'accomplissement d'un rite.

(Encore un peu et je vais conclure qu'il faut balancer un à un ses livres, ses disques...Non, pas mûr encore.)


(Journal infime, 1999)


Igor Fiodorovitch
Igor Fiodorovitch.


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°16 en décembre 2004)