PAGES D'ÉCRITURE
N°16 Décembre 2004
Le docteur Albin est mort depuis belle lurette, je l'ai à peine connu et nous n'avons rien de commun. Je me demande pourquoi je pense encore à lui, pourquoi je ressens cette vague affection pour un homme qui me voit sûrement d'un sale œil, depuis là-haut chez son ami Saint-Pierre.
Quand je l'ai connu, dans les années 50, cet ami de mes parents exerçait la médecine au cœur du Berry profond. Il avait connu sa femme aux Croix de Feu vingt ans plus tôt, et en bons cathos ils avaient vite fait des tas d'enfants. Son visage m'échappe, mais j'entends encore sa voix, un soir au dessert, évoquant Pie XII qui venait de convoquer les cardinaux français à Rome : Il les a engueulés ! Mais engueulés !...
Le docteur Albin jubilait. Les prêtres ouvriers, ah les salauds !
Pour les enfants et ceux qui le sont restés, a raison celui qui parle fort et cogne fort. C'est l'âge mental où l'on admire les soldats, les rambos, les napoléons, les stalines, les pères fouettards. Le docteur Albin m'impressionnait. J'étais un mou, une quasi-fille, je pleurais pour un rien ; le fils du docteur, mon aîné de quatre ans, allait en pension chez les frères à Montluçon, tuait des chouettes avec sa carabine, et quand il s'est cogné la tête contre un meuble au point de presque s'évanouir, au lieu de geindre il serrait les dents, avalant cul sec le petit verre de gnôle tendu par sa mère.
Peut-on totalement échapper à la force du péremptoire ? J'ai écouté parfois Radio-Courtoisie, voix de l'extrême droite ; c'était pire encore que prévu dans la bêtise, l'égoïsme, l'hypocrisie, et pourtant, dans ce sinistre déballage, quelque chose me fascinait : cette conviction inébranlable d'avoir raison. C'est pour moi la définition même de la droite. A-t-on jamais vu un homme de droite se poser des questions ? se moquer de lui-même ? Il y en a sans doute, je promets de chercher un jour, et on m'objectera aussi qu'à gauche il n'y a pas que des gens pleins de doutes, de respect pour l'autre et d'humour. Je répondrai que pour moi une bonne partie de notre gauche est une droite camouflée, capable d'aveuglement et d'injustice autant que l'officielle, et que je la fuis elle aussi, mais que le fanatisme, cette horreur, a sa beauté comme le diable et le feu.
Il serait simple, confortable de traiter les docteurs Albin de salopards, puis tourner la page. Mais pour moi du moins, qui ai poussé dans un terreau conservateur, qui ai connu de près ce monde-là, l'énigme demeure, et fait toujours mal : comment peut-on être quelqu'un de bien, d'admirable parfois, et sur certains points penser des choses infectes ?
Le docteur Albin avait d'autres visages. Il adorait sa région, savait tout sur elle, pouvait passer des heures à vous guider dans la cathédrale de Bourges, à vous balader dans la campagne qu'il sillonnait chaque jour en voiture — avant que son cœur fatigué le confine dans la médecine sédentaire. Dans des fermes perdues, au fond des forêts, ses patients lui confiaient leurs histoires de sorts et de sorciers.
Il avait une passion : la préhistoire. Ayant découvert une grotte, il passait ses moments libres à la fouiller, frottant la terre à l'aide d'une brosse à dents. Il avait chez lui des silex taillés, des mâchoires, des bouts de crânes dont certains trépanés, des bacs pleins d'os reconstitués barbouillés de colle. C'est dans sa grotte que je le revois, accroupi, petit et gros, un peu chauve peut-être, et s'il n'était pas devenu un petit tas d'os, lui aussi, c'est là que nous pourrions nous parler, oubliant les papes et la politique, dans le refuge idéal qu'il s'était trouvé — mammouth égaré dans un monde hostile, trop rapide, trop vivant.
(Journal infime, 2001)
Pie XII |
homme préhistorique |
Spécimens archaïques. |
Au rayon classique de la FNAC, des CD du sol au plafond, des dizaines de milliers de morceaux, tout le répertoire à portée d'oreille...
Erreur. On trouve là des Boléro en pagaille et des Saisons de quoi durer un siècle, mais une foule d'autres œuvres manquent, dont quelques merveilles. J'y cherche en vain depuis dix ans, par exemple, la Sonate pour piano de Dukas et Threni de Stravinsky. Je me suis inscrit à la médiathèque de Sèvres pour les emprunter. Là au moins, je suis sûr de les avoir toujours sous la main : qui d'autre écouterait ça ?
Austères, ces musiques. La Sonate de Dukas, contemporaine de Debussy, déploie sur quarante minutes ses grandes architectures avec une gravité à la César Franck, noble, discrète, vaguement surannée ; les pianistes la fuient car ils s'y cassent les doigts pour des prunes : cette virtuosité-là ne se montre pas.
Quant à Threni, c'est plus sévère encore.
Stravinsky l'a écrit en 1957, à soixante-quinze ans, sur le texte des Lamentations de Jérémie. Tout ici concourt au malaise : le sujet cafardeux ; les sonorités noirâtres (ah, les grincements du début ! les ostinatos de sarrussophone dans l'extrême grave !) ; le latin martelé par les chœurs, déformé, sans souci des longues et des brèves ; un grand orchestre présent pour jouer seulement quelques notes ; le langage, d'un sérialisme strict. Ce dernier point, je l'apprends par la notice, n'ayant jamais été fichu de reconnaître la série dans une œuvre dodécaphonique, partition sous les yeux ou pas. Mais justement, dans cette musique aux structures aussi obsédantes qu'invisibles, canons, renversements, variations infinies, mélange intime de souple et de rigide, d'immobile et de tournoyant, je retrouve ce qui m'a fasciné aussi chez Webern. Avec, plus encore que chez lui, je crois, une expressivité d'autant plus intense qu'elle est retenue — avant de s'échapper parfois en vocalises extatiques, en accords inouïs.
J'ai longtemps écouté Threni par curiosité, snobisme, devoir, entêtement, et voilà qu'en le retrouvant je ne suis pas loin de l'aimer de façon immédiate, viscérale, comme du Berlioz ou du Brahms — enfin rendu au seuil d'un paradis que je croyais hors de portée.
Mais comment l'écouter, cette musique ? Trop religieuse pour la salle de concert, trop fine et complexe pour le brouillard sonore d'une église, trop riche en effectifs pour une petite salle, trop intime pour une grande, cette musique de chambre pour six chanteurs, chœur et grand orchestre n'est chez elle nulle part. Les instruments et même le chœur se tournent les pouces longuement, laissant les solistes à découvert dans de dangereux passages labyrinthiques. La première audition, dit-on, fut une catastrophe. Le seul Threni que j'aie entendu en vrai, dans les années 70 au Domaine musical, manquait de souffle, de chaleur, ils savaient faire les notes, mais pas les vivre ; sur la partition d'un des solistes, aperçue à l'entracte, dans les passages notés sans barres de mesure, le type les avait rétablies au bic pour ne pas se paumer, le pauvre ; sa prestation, de fait, sentait le serrage de fesses. Il y a bien l'enregistrement de Stravinsky, mais ce n'est jamais qu'un disque — même s'il offre des moments de vraie ferveur, faisant rêver à ce que sera cette musique dans cent ans, quand on la chantera comme on respire.
Threni ne sera sans doute jamais mon œuvre favorite, mais c'est l'une de celles dont j'ai le plus besoin. Elle me nourrit. J'y trouve un ingrédient mental que j'ignore et qu'elle est sans doute seule à m'offrir. L'écouter m'intimide un peu. C'est un acte solennel. Threni marmonne pour moi, dans une langue un peu rude, que je connais mal encore, des secrets qu'il me reste à mériter. J'en suis privé ces jours-ci, j'ai dû rendre le disque, et c'est bien ainsi. Avoir Threni chez moi entretiendrait l'illusion de le posséder. L'écoute ne serait plus un acte grave, l'accomplissement d'un rite.
(Encore un peu et je vais conclure qu'il faut balancer un à un ses livres, ses disques...Non, pas mûr encore.)
(Journal infime, 1999)
Entretien paru dans TransLittérature n°17 (été 1999).
TransLittérature : Pourquoi t'es-tu lancé dans l'auto-édition ?
Michel Volkovitch : Je n'ai pas pu faire autrement ! Je veux traduire de tout, prose, poésie, théâtre. Pour la prose, j'ai travaillé jusqu'ici tant bien que mal avec cinq ou six éditeurs, grands ou petits, qui ne se sont guère enrichis grâce à moi... La poésie, c'est plus difficile encore. J'adore la traduire, d'autant qu'elle est en Grèce d'une incomparable richesse, mais quand je me suis pointé au Marché de la poésie en 1994 avec plusieurs poètes contemporains sous le bras, je me suis fait jeter de partout. Les éditeurs me disaient, Non merci, on a déjà une collection italienne, ou portugaise, ou luxembourgeoise... Un seul a accepté de lire mes Grecs. Il ne m'a jamais recontacté. Conclusion : je n'avais rien à attendre des autres. Alors j'ai décidé de me lancer, mais à fond, en publiant non seulement mes quatre ou cinq poètes favoris, mais toute une série, soit des dizaines de livres.
TL : Pourquoi ?
M.V. : D'abord, par bravade. J'avais pris une claque, j'en étais humilié. Je voulais montrer que nous existions, qu'on avait tort de nous mépriser. Ensuite, il y a tant d'excellents poètes en Grèce actuellement que j'aurais eu beaucoup de mal à n'en choisir qu'un petit nombre. Enfin, d'un point de vue strictement publicitaire, j'ai vite compris que si je publiais une poignée de bouquins seulement, ils seraient totalement invisibles. Pour attirer l'attention, je ne pouvais compter que sur l'effet de masse. D'où ce projet un peu mégalo : pendant six ans, de 1996 à 2000, sortir cinq petits livres par an, soit trente volumes en tout.
TL : Avec quel argent ?
M.V. : Le problème était là. Pour tout compliquer je m'étais fixé une règle : ne pas gagner de l'argent dans l'aventure, soit, mais ne pas en perdre non plus. J'ai longtemps cogité, et finalement j'ai trouvé le truc. Ou plutôt les deux trucs. Le premier, pour trouver l'argent. J'ai demandé au Centre national du livre une aide à la traduction, que j'ai obtenue, et cette somme a suffi, ou presque, pour payer les frais d'impression. Je ne dirai jamais assez tout ce que je dois au CNL, qui a soutenu à bout de bras tous mes projets, y compris ceux de prose.
TL : Le second truc ?
M.V. : Quelques astuces toutes simples pour réduire les frais d'impression. D'abord les textes n'étaient pas imprimés. Je faisais la maquette sur mon ordinateur d'alors, un Mac Classic tout ce qu'il y a de plus rudimentaire, puis j'allais photocopier dans une officine près de Beaubourg où j'ai une carte d'abonnement au tarif imbattable de 20 centimes la page. Ensuite je pliais mes feuilles en deux, et comme la reliure coûte cher, pas de reliure ! Je glissais mes pages volantes dans une feuille de carton que je repliais autour. Ce qui limitait le nombre de pages à cinquante environ, mais s'agissant de poésie, ce n'est pas un problème. Cette couverture volante était imprimée, pour pas cher, chez un copain imprimeur. Le résultat d'ensemble n'était pas parfait, mais présentable, je crois — plus que certains volumes de l'édition traditionnelle, dans la collection de poésie O*** notamment... En fait, avec un peu d'astuce et un matériel à peine plus évolué, j'aurais pu réduire encore les coûts tout en atteignant une qualité quasi-professionnelle.
TL : Avec des photocopies, vraiment ?
M.V. Une photocopieuse bien réglée fait de l'excellent travail ! Et d'ailleurs, il existe à présent d'autres solutions. Je viens de retrouver un article du Monde de l'an dernier sur l'impression numérique : un imprimeur parisien muni de la machine idoine a tiré pour un client cinquante exemplaires de 35 pages, avec dos carré collé, pour 24 F pièce ! Et on fera bientôt encore mieux.
TL : Le prix de tes livres était très étudié...
M.V. : Oui, carrément bradé : 25 F pour quarante pages de poésie, plus une biobibliographie et une présentation de l'œuvre. L'essentiel pour moi n'était pas faire de l'argent, mais être lu, et je voulais rester accessible au public qui m'est le plus sympathique : les jeunes, les fauchés. Je voulais que chacun puisse se payer les cinq volumes annuels.
TL : Peux-tu donner une idée de ton budget ?
M.V. : Ce sera dur... Je suis tragiquement nul en comptabilité. J'ai essayé de tenir des comptes, il fallait bien, je dois encore avoir ça quelque part... Je crois me souvenir qu'en 1995-96, la première année, j'en ai eu pour environ 24 000 F de frais. J'ai reçu 14 000 F de subvention, les ventes ont dû me rapporter dans les 6000 F. J'ai dû attendre une subvention supplémentaire venue de Grèce, deux ans plus tard, pour ne pas en être de ma poche.
TL : Combien d'exemplaires as-tu vendu ?
M.V. : Mon best-seller, une centaine. Les autres, une soixantaine. Cela peut paraître peu, mais certains des livres de prose que j'ai publiés classiquement, avec service de presse et diffusion standard, se sont à peine mieux vendus, malgré leur qualité — ou à cause d'elle...
TL : Comment as-tu résolu le problème de la diffusion ?
M.V. : J'ai laissé des exemplaires en dépôt à Desmos, la librairie grecque de Paris. Je n'ai même pas essayé d'en déposer ailleurs, je connaissais la chanson : cela demande beaucoup de temps et d'organisation, les libraires perdent les bouquins ou bien te les rendent en mauvais état, ou ils oublient de te payer, tout ça pour vendre un ou deux livres... Il y a aussi les divers marchés de la poésie, où il faut tenir un stand toute une après-midi pour accrocher deux ou trois clients ... Le seul système efficace, c'est les soirées où tu présentes et lis les poètes : après une heure de pub intensive, si vraiment tu te défonces, tu peux faire craquer jusqu'à dix personnes ! Mais les ventes ne sont qu'un aspect. Il y a aussi le retentissement, et de ce point de vue je suis comblé : dès la première année, un service de presse minimal (trente exemplaires) m'a valu l'estime, le soutien actif et même l'amitié de spécialistes comme Pierre Dubrunquez, Jean-Yves Masson, Jean-Baptiste Para ou André Velter...
TL : Tout cela doit prendre un temps fou ?
M.V. : Inévitablement. Je me souviens de longues séances à la photocopieuse (je suis à peine capable de faire un recto-verso), des kilos de papier transportés à dos d'homme dans le métro (je n'ai pas de voiture), et surtout de soirées entières passées à plier les pages. Mais le pire était la paperasserie. Les comptes, la correspondance. J'ai dû me constituer en association loi de 1901 pour toucher la subvention et me la verser, créer un fichier d'adresses de lecteurs, leur envoyer des tracts, les livres commandés, les rappels pour factures impayées... Parallèlement je devais continuer d'exercer mes deux métiers, prof et traducteur... C'était acrobatique.
TL : La seconde année, la pression s'est relâchée...
M.V. : Heureusement. Les temps héroïques n'auront duré qu'un an. Sinon je passerais actuellement toutes mes nuits à faire mes petits pliages... J'ai donc été rejoint en 1997 par un associé, Yannis Mavroeidakos, le libraire grec de Paris, qui cherchait à se lancer dans l'édition. Il a pris en charge tout l'aspect éditorial et apporté des fonds qui nous permettent de proposer de vrais livres, deux fois plus épais, reliés, bilingues — et bien plus chers, hélas. Adieu, la vente militante... Officiellement il s'agit d'une coédition, mais en fait j'ai plutôt le rôle d'un directeur de collection.
TL : S'il fallait recommencer ?
M.V. : Je serais partant, bien sûr. Avant tout pour ce plaisir incroyable, n'en faire qu'à ma tête, pour une fois ! Ne crois pas que j'aie beaucoup souffert de mes éditeurs, ce serait plutôt le contraire, il y en a d'excellents, j'ai évité les margoulins, les grands caractériels... Je n'ai eu à subir, une ou deux fois, que de sympathiques incapables, encore plus amateurs que moi, mais qui avaient du mal à s'en rendre compte. Sans parler des maquettistes, qui une fois sur deux sont d'un niveau affligeant. Et racistes avec ça : le nom du traducteur, pour certains, est aussi bienvenu sur la couverture qu'un Noir dans un bus pour Blancs dans l'Alabama des années 50...
TL : Tu ne crois pas que c'est l'éditeur le responsable ?
M.V. : Comment ? Un éditeur, qui connaît l'importance de la traduction, mépriser ton travail, te mépriser au point de te virer de la première page ? Impossible. Enfin bref, Je n'ai jamais fait d'études de maquettiste, et pourtant les couvertures que j'ai bricolées tout seul n'ont pas déplu, je crois — bien que mon nom y figure, et en assez grosses lettres pour une fois. Jouer à l'éditeur, même sur une toute petite échelle, c'est poursuivre un apprentissage qui mène à plus d'indépendance. Un traducteur se doit de connaître tout ce qui touche au livre, être capable de discuter pied à pied avec l'éditeur, les correcteurs, les typos, connaître leurs usages, leur langage. Sinon il restera toujours cet enfant à qui l'on dit, Laisse-nous faire, nous on sait mieux, ou bien, Non, cela n'est pas techniquement possible... Tu parles. TOUT est possible, quand tu connais le boulot et que tu veux bien te donner du mal.
TL : Je crois que tu viens de répondre à ma question suivante : ce type d'expérience a-t-il un avenir ? Conseilles-tu à tes consœurs et confrères de t'imiter ?
M.V. : Je crois avoir prouvé quelque chose : qu'un traducteur avec trois sous et un ordinateur peut se faire un joli plaisir — moyennant quelques sacrifices — en éditant des textes, et les diffuser au-delà d'un cercle d'amis. Je pense qu'on peut aller encore plus loin, et c'est pourquoi je suis avec intérêt l'aventure de notre collègue anonyme qui pour l'instant, à ma connaissance, est le seul traducteur en France à vivre de l'auto-édition. Cela ouvre de nouvelles voies.
TL : Rêvons un peu : un monde éditorial où chacun serait son propre éditeur, cela te paraît souhaitable ?
M.V. : Pas du tout ! Je voudrais seulement qu'on ait le choix. Que l'auto-édition devienne une alternative courante et praticable. Cela dit l'idéal serait d'avoir toujours sous la main un bon éditeur pour partager le travail ! Le problème, c'est qu'apparemment l'édition est en train d'évoluer : les grosses maisons sont de plus en plus grosses et ce qu'elles publient, bien souvent, n'a plus rien à voir avec la littérature. Un jour il n'y aura sans doute plus personne pour publier toute sorte de livres essentiels. Je crois donc qu'il est temps pour nous de se tenir prêts à éditer nous-mêmes, faute de mieux, si besoin est. Le problème de l'édition sera de moins en moins technique. Le grand obstacle, c'est la diffusion. Il y a quelque part, quel que soit le livre, au moins mille personnes prêtes à l'acheter, pourvu qu'elles soient informées de son existence. Comment les atteindre, alors que c'est déjà si difficile avec la chaîne traditionnelle, attaché de presse, critique, diffuseur, libraire, etc. ? Je n'ai pas de réponse pour l'instant. Je lorgne simplement du côté d'Internet, en espérant que ce machin-là pourra nous aider à toucher ce public virtuel. Reste à savoir comment...
Propos recueillis par Sacha Marounian.
(Entretien paru dans TransLittérature n°17, été 1999.)
Marie songeuse
enlevait ses bas
De son corps s'échappaient
des voix d'autres personnes
d'un soldat parlant comme un oiseau
d'un malade tué par des tourments de mouton
et les pleurs de la nièce de Marie
venue au monde ces jours-là
Marie pleurait pleurait
Marie bientôt riait
le soir elle étendait les bras
et restait jambes ouvertes
Après ses yeux se faisaient sombres
noirs très sombres vitreux
La radio marchait
Marie pleurait
Marie pleurait
la radio marchait
Alors Marie
ouvrant doucement les bras
s'envolait
tout autour de la chambre
Par les portes ils entraient heureux superbes
les uns portant l'épée d'autres le couteau
des rêves chauds dans leurs mains glacées
des rêves de fièvre et des fleurs
dans les miroirs des violettes parurent
de beaux visages et des gouttes d'argent
sur le front sur les joues
mains rouges et roses lourdes
l'amour brûlant en haut des cheminées
l'amour tombant au ruisseau goutte à goutte
l'amour gémissant que piétinaient les pas
l'un descendait tremblant des marches branlantes
l'autre montait en hâte
pour empêcher le sang de geler
le cœur de se fendre
jusqu'à demain quand les cercueils se feront barques blanches
où chanteront bienheureux les morts
Derrière les vieilles vêtues de noir
derrière leur dos
le lit blanc
et seule sur lui la pomme
de même qu'avant la pomme
le fleur était seule en sa blancheur
ils l'ont déchirée de leurs couteaux de leurs ciseaux
l'ont arrosée de sang
et sur le lit maintenant repose
une pomme pourrie
voilà pourquoi l'ange est venu aussi au bord du lit
derrière les vieilles vêtues de noir
derrière leur dos
et ouvrant ses ailes blanches
tend la main vers la pomme
(Les spectres ou La joie sur l'autre route)
(réponse sur le numéro de la citation...)
Il faut une musique, presque une liturgie pour supporter les moments troubles et irrespirables. Il faut une discipline et une eau claire où puiser de quoi se laver de tout.
Il y a souvent un vice jugulé, dominé, à la source de vies admirables.
Seigneur, rendez-moi pur, mais pas tout de suite.
Nous ne sommes bons que de côté.
Un sot plein de savoir est plus sot qu'un autre homme.
Voilà un mois je découvrais New-York. Je m'attendais à une ville étouffante, angoissante ; j'ai trouvé des rues aux larges trottoirs plantés d'arbres, des gens souriants, plutôt aimables — comparés aux Parisiens en tous cas. J'ai vu toutes sortes de merveilles, et pas seulement dans les musées. En visitant celui de l'immigration, sur Ellis Island, dans les anciens bâtiments restaurés, hantés, bouleversants, pensé très fort à Georges Perec, et feuilleté au retour ses essentiels Récits d'Ellis Island (P.O.L. / INA).
Ô Amérique profonde ! Tiers-monde de la pensée !
À la suite des élections que l'on sait, je me demande si en fin de compte New-York, ville hautement civilisée, où deux personnes sur trois ont bien voté, fait encore partie des Etats-Unis. Certes, l'île de Manhattan se trouve plutôt du côté américain, mais ses habitants sont tout de même plus proches de nous que des cow-boys et des ahuris de Dieu du Jesusland !
Certains parlent de faire entrer la Turquie dans la Communauté européenne, au fond pourquoi pas ? Mais chaque chose en son temps : pour être logique, il faut d'abord accueillir New-York...
USA (suite). Le triomphe de l'Élu de Dieu a comblé d'aise quelques sympathiques personnages : son pendant oriental Ben Laden (même si celui-ci ne l'a pas dit), Berlusconi, Poutine et aussi notre petit Madelon. Lequel Madelon, facho déclaré dans sa jeunesse (il est désormais plus hypocrite), venait avec ses potes, juste avant 68, à l'entrée du lycée Louis-le-Grand pour cracher sur un élève qui était juif.
Le grand regret de mes vieux jours : avoir raté alors l'occasion de lui casser la gueule.
USA (fin). Un grand merci à Christine Lemor-Drake, mon ancienne élève installée à San Francisco, qui m'envoie tout ce qu'elle glane d'édifiant sur le Net concernant ce grand et beau pays sinistré.
Au tableau d'honneur ce mois-ci, deux cartes : l'une montre les états qui viennent de voter Bush ; l'autre, les états esclavagistes avant la guerre de Sécession.
Les deux cartes coïncident totalement.
Back to France. Gloire aux sages qui nous gouvernent ! Grâce à eux, la loi Evin sera bientôt évincée. À cause de cette loi funeste, qui restreint la publicité pour l'alcool, notre consommation de picrate commençait à baisser dangereusement. Or c'est là une question d'identité nationale : le vin coule dans nos veines françaises. Pas de bons vivants sans libations, claquements de langue et commentaires sur la robe et la cuisse de la bibine. (On a la bandaison qu'on peut.)
On annonce un film 100% français, financé par l'UMP, promis au plus enivrant succès. Il a pour cadre les caves où l'on fabrique nos alcools forts ; on y voit les beaux enfants de nos écoles, la trogne illuminée sous le béret, chanter ensemble des couplets bachiques. Le titre : Liquoristes...
Pour dilater une rate oppressée par les nouvelles du monde, rien de tel qu'un bon livre. Comment améliorer les œuvres ratées, de Pierre Bayard (Minuit), est selon moi une jolie réussite. L'auteur y analyse huit livres qu'il estime gravement loupés avant de donner à MM. du Bellay, Ronsard, Corneille, Molière, Voltaire, Rousseau, Chateaubriand, Hugo, Maupassant, Proust, Char et à Mme Duras de bons conseils pour corriger leurs copies !
Voilà un OLNI (L pour Littéraire) fascinant. Les remarques les plus fines y côtoient d'autres à s'arracher les cheveux ; l'auteur passe du sensé à l'insensé sans que rien ne marque la frontière, avec un sang-froid parfait qui cache un insondable humour. Mais ce livre pince-sans-rire est avant tout sérieux, de par les précieuses leçons qu'il nous donne.
D'abord, le respect que méritent les «grands auteurs» et leurs œuvres doit se compléter, s'enrichir d'un irrespect, d'un doute non moins nécessaires.
Ensuite... Pierre Bayard, dans le but d'améliorer lesdites œuvres, propose de «rendre le texte plus ambigu, moins impératif, plus indécis quant à l'univers qu'il instaure. Ou peut-être plus humoristique, car c'est d'humour que manquent finalement toutes ces œuvres, c'est-à-dire de cette attitude de la pensée qui propose simultanément plusieurs lectures, puisqu'elle est en soi-même ouverture à la pluralité des sens et aux contradictions du réel.»
Bien jeté, non ?
Autre bon moment : Une histoire sentimentale des sciences, de Nicolas Witkowski, au Seuil. Les savants des temps anciens dont l'auteur ébauche ici le portrait, de Palissy à Darwin en passant par Newton et d'autres plus obscurs, ont eu des vies hautement pittoresques — autant que leurs activités scientifiques. Théories brindezingues, expériences loufoques, découvertes fruit du hasard ou de l'erreur, mélanges de rationnel et d'irrationnel, d'intuitions sublimes et de bricolages foireux, Mme la Science apparaît ici en petite tenue, frottée de métaphysique et de poésie, impure mais séduisante, ma foi... Dans ce livre excitant, par delà le plaisir — très vif — de l'anecdote, on trouve aussi de quoi rêver, voire méditer.
J'avais aimé les autres romans de X ; le dernier, me disait-on, est encore meilleur ; patatras, il me laisse froid. La mayonnaise n'a pas vraiment tourné, mais elle ne prend pas non plus. Je ne sais même pas ce qui coince. L'inconsistance du personnage principal ? Le mitraillage de phrases courtes, à la Angot ?
Tristesse, comme un enfant qu'un adulte admiré a déçu.
Un doute : est-ce vraiment sa faute à lui ? ou la mienne ?
Autre déception : La fête de Roger Vailland (Folio), dont les 325 000 francs (Folio) m'avaient conquis. Ce qui me gêne cette fois, c'est de retrouver à ce point, derrière le héros, l'auteur lui-même. Je l'aurais senti, j'en suis sûr, même en ne sachant rien de sa vie, à cette espèce de complaisance. Comme c'est dur de parler de soi quand on ne sait pas rire de soi... Il s'écoute, le mec, en vieillissant... Il prend la pose... Coincée entre récit et roman, ce personnage réel mal digéré en travers de la gorge, la fiction respire mal, le mouvement se fait un peu raide, poussif... Mais voici les dernières pages, où je me fais avoir in extremis. On l'avait enterré trop tôt, le vieux beau. D'un coup d'œil, d'un dernier mot, il reprend la main.
Allez, je reviendrai te lire, vieille canaille.
Autre lecture automnale : Le dormeur éveillé de J.B. Pontalis, chez Verdier. Textes brefs, parfois autour d'une image (photo, dessin), sur le thème du rêve éveillé. Sujet évanescent, immatériel, demi-teintes, impression de revenir sur des terres déjà visitées. Cela reste très beau, très juste, mais sans doute Pontalis a-t-il dit désormais l'essentiel... Pourtant, là encore, à force, le texte fait son chemin, m'investit peu à peu. Comment distinguer entre redite et approfondissement subtil ?
Curieux tout de même : cet homme que j'ai rencontré naguère, qui m'avait paru froid, peu sympathique, c'est lui l'auteur de cette demi-douzaine de livres qui m'ont tant appris, si ouverts, si pleins d'humanité ; c'est lui ce grand frère, cet oncle plein de sagesse...
Une qui ne travaille pas dans la demi-teinte, c'est Anne Carpentier, journaliste dans une petite ville du sud-ouest. Son hebdo, La feuille (cf. Liens), montre les notables locaux en action, dévoilant une collection de magouilles qui ne se limitent sûrement pas au Lot-et-Garonne. Elle cogne fort, la Carpentier. Mais il y a de quoi. Son livre, le Petit précis de révolte élémentaire (Albin Michel), démonte une terrifiante machine à faire du fric en broyant les faibles. On a froid dans le dos et on bout de colère. Ce livre de salubrité publique devrait être au programme dans les écoles. Pourquoi nos journalistes en ont-ils si peu parlé ? De quoi, de qui ont-ils peur ?
Voyages. Le 13 novembre, aller-retour express jusqu'à Arles pour recevoir le prix Amédée-Pichot, suite à ma traduction du roman de Vanghèlis Hadziyannìdis, Le miel des anges. Bonheur de revoir tant d'amis, réunis là comme chaque année pour nos Assises ; frustration de ne pouvoir les saluer qu'à la va-vite, faute de temps.
Le 19, à Saint-Etienne, substantiel colloque Echenoz, organisé par Jean-Bernard Vray et Christine Jérusalem du CIEREC. Des universitaires qui n'ont pas peur des auteurs d'aujourd'hui, ça réconforte... Lu mon topo sur les temps verbaux dans l'œuvre échenozienne. Rencontré enfin Tanguy Viel, jeune auteur qu'Echenoz estime fort, et moi donc : il n'est que de lire, notamment, L'absolue perfection du crime, chez Minuit.
Le lendemain, Saint-Nazaire, où Le miel des anges a prouvé de nouveau son pouvoir magique en rapportant à l'auteur et au traducteur le prix Laure-Bataillon décerné par les villes de Nantes et Saint-Nazaire. Accueil parfait de la MEET (Maison des Ecrivains Etrangers et des Traducteurs), qui a invité par ailleurs des écrivains du monde entier pour ses Bonheurs de Babel. Plaisir de retrouver là-bas, dans le fantastique décor de l'ancienne base de sous-marins allemande, les amis Jean-Claude Pinson (dont j'aime les poèmes, publiés par Champ Vallon, puis Joca Seria) et Yves Douet, infatigable directeur du CECOFOP de Nantes où l'on apprend les métiers du livre.
Le traducteur TGV (Terriblement Gavé de Voyages) trouve que ça va comme ça. On ne bouge plus jusqu'en janvier.
Isabel, qu'est-ce que tu deviens ?
Janvier pour les volkonautes sera plutôt slave, avec des pages sur la langue rrusse et l'inénarrrable Gabrriel Matzneff. L'intendante du lycée de Brimeil peindra des icônes. Sa fille tricotera en cours d'anglais. Georges Cheimonas reviendra, sombre, mystérieux, dostoïevskien. L'auteur invité ? Je n'ose plus rien promettre.
CAPRICORNE du 22 décembre au 20 janvier
Soyez prévoyant, commandez aujourd'hui vos livres du Seuil pour Noël 2005 : son distributeur, Volumen, prend son temps. Laissez les ouvrages primés sur les piles — sauf recommandation expresse d'amis sûrs. Offrez des livres aux enfants, ils ont déjà tout plein de jeux vidéo. Soignez vos amis Sagittaires : rien n'est assez beau pour eux. Le 25 et le 31, ne bâfrez pas comme un porc. Les plus beaux festins et les plus belles ivresses, on le sait, nous viennent des livres. Vous cherchez une librairie sympa ? Tout près de la Bastoche, Epigramme, 58 rue de la Roquette (01 47 00 79 70) et 26 rue Saint-Antoine (01 42 72 61 76).
Dessin : Fei-Bi Chen. |