Le docteur Albin est mort depuis belle lurette, je l'ai à peine connu et nous n'avons rien de commun. Je me demande pourquoi je pense encore à lui, pourquoi je ressens cette vague affection pour un homme qui me voit sûrement d'un sale œil, depuis là-haut chez son ami Saint-Pierre.
Quand je l'ai connu, dans les années 50, cet ami de mes parents exerçait la médecine au cœur du Berry profond. Il avait connu sa femme aux Croix de Feu vingt ans plus tôt, et en bons cathos ils avaient vite fait des tas d'enfants. Son visage m'échappe, mais j'entends encore sa voix, un soir au dessert, évoquant Pie XII qui venait de convoquer les cardinaux français à Rome : Il les a engueulés ! Mais engueulés !...
Le docteur Albin jubilait. Les prêtres ouvriers, ah les salauds !
Pour les enfants et ceux qui le sont restés, a raison celui qui parle fort et cogne fort. C'est l'âge mental où l'on admire les soldats, les rambos, les napoléons, les stalines, les pères fouettards. Le docteur Albin m'impressionnait. J'étais un mou, une quasi-fille, je pleurais pour un rien ; le fils du docteur, mon aîné de quatre ans, allait en pension chez les frères à Montluçon, tuait des chouettes avec sa carabine, et quand il s'est cogné la tête contre un meuble au point de presque s'évanouir, au lieu de geindre il serrait les dents, avalant cul sec le petit verre de gnôle tendu par sa mère.
Peut-on totalement échapper à la force du péremptoire ? J'ai écouté parfois Radio-Courtoisie, voix de l'extrême droite ; c'était pire encore que prévu dans la bêtise, l'égoïsme, l'hypocrisie, et pourtant, dans ce sinistre déballage, quelque chose me fascinait : cette conviction inébranlable d'avoir raison. C'est pour moi la définition même de la droite. A-t-on jamais vu un homme de droite se poser des questions ? se moquer de lui-même ? Il y en a sans doute, je promets de chercher un jour, et on m'objectera aussi qu'à gauche il n'y a pas que des gens pleins de doutes, de respect pour l'autre et d'humour. Je répondrai que pour moi une bonne partie de notre gauche est une droite camouflée, capable d'aveuglement et d'injustice autant que l'officielle, et que je la fuis elle aussi, mais que le fanatisme, cette horreur, a sa beauté comme le diable et le feu.
Il serait simple, confortable de traiter les docteurs Albin de salopards, puis tourner la page. Mais pour moi du moins, qui ai poussé dans un terreau conservateur, qui ai connu de près ce monde-là, l'énigme demeure, et fait toujours mal : comment peut-on être quelqu'un de bien, d'admirable parfois, et sur certains points penser des choses infectes ?
Le docteur Albin avait d'autres visages. Il adorait sa région, savait tout sur elle, pouvait passer des heures à vous guider dans la cathédrale de Bourges, à vous balader dans la campagne qu'il sillonnait chaque jour en voiture — avant que son cœur fatigué le confine dans la médecine sédentaire. Dans des fermes perdues, au fond des forêts, ses patients lui confiaient leurs histoires de sorts et de sorciers.
Il avait une passion : la préhistoire. Ayant découvert une grotte, il passait ses moments libres à la fouiller, frottant la terre à l'aide d'une brosse à dents. Il avait chez lui des silex taillés, des mâchoires, des bouts de crânes dont certains trépanés, des bacs pleins d'os reconstitués barbouillés de colle. C'est dans sa grotte que je le revois, accroupi, petit et gros, un peu chauve peut-être, et s'il n'était pas devenu un petit tas d'os, lui aussi, c'est là que nous pourrions nous parler, oubliant les papes et la politique, dans le refuge idéal qu'il s'était trouvé — mammouth égaré dans un monde hostile, trop rapide, trop vivant.
(Journal infime, 2001)
Pie XII |
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Femme de Néandertal |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°16 en décembre 2004)