Ma puberté intellectuelle s'est faite, au milieu des années 60, lors du grand combat entre Picard et Barthes : à ma droite, la critique traditionnelle, fouillant la vie des écrivains à la loupe ; à ma gauche, l'école nouvelle, pour qui la vie de l'auteur compte pour rien à côté de l'œuvre.
Barthes et les structuralistes avaient toute ma sympathie, qu'ils ont conservée. L'œuvre indépendante de son auteur, c'est pour moi, aujourd'hui encore, une idée précieuse. Et une foutaise.
Si je ne connaissais pas la vie de Rimbaud, je serais tout de même bouleversé par ses poèmes. Mais le serais-je autant que nous le sommes, nous qui savons, par exemple, à quel âge il les écrivit, qui les entendons résonner sans fin dans le silence qui les suit — ce vide qui les remplit encore davantage, qui leur ajoute encore un sens, même si je ne sais trop lequel ?
J'ai plusieurs fois failli lire une biographie de Rimbaud. Mais laquelle choisir, et comment pourrait-elle répondre à LA question entre toutes celles que cette vie terrifiante me pose : Rimbaud a-t-il abandonné la poésie ? Ou est-ce la poésie qui a lâché Rimbaud ?
Je crois que la seconde hypothèse me plaît mieux. Rimbaud est visité par un ange, un dieu qui parle à travers lui, la poésie est cette chose divine, comme l'amour, qui se pose un instant sur l'épaule de l'un d'entre nous avant de s'envoler vers le suivant. Elle aura été douce avec lui, lui offrant la dose maximale, puis la meilleure des consolations : l'oubli, l'absence de regret, un sentiment idiot de supériorité — généreuse au point de se prêter à son mépris.
Ou alors, au contraire, Rimbaud est encore plus fort que les autres, il est allé plus loin, a dépassé la poésie, l'a vue sans ses oripeaux menteurs, nue et maigre. Elle n'est qu'un jeu d'adolescent, un joujou d'un sou, et alors que sommes-nous, moi et les autres qui croyons encore à cette fausse déesse ? Des naïfs, des demeurés.
Je vois autour de moi des tas de grands esprits, de virtuoses de l'écriture à qui la poésie ne s'est pas donnée. Ne pourrais-je pas me contenter, moi aussi, de ma gentille camaraderie avec la prose ? Pourtant je m'obstine. Je tourne encore autour de la belle qui ne cesse de m'allumer, puis de me filer entre les doigts. J'insiste par fidélité idiote, sans doute : j'ai vu dans la poésie, encore adolescent, la forme d'écriture la plus haute, et cela m'est vaguement resté. Qui n'est pas entré en poésie, selon moi, est arrêté au seuil de la dernière chambre.
J'achète encore des livres de poèmes, et ne les lis guère. La dizaine de recueils sur ma table de nuit, le marque-page coincé vers la page 20, me rappellent chaque jour ma faiblesse. Il faut réagir. Il existe sûrement, pour lire la poésie, un moment idoine — et un lieu ?
Pas le soir : trop vaseux. Le matin ? Tôt le matin ?
Idée ! La berline arrêtée dans la nuit, d'Oscar-Vladislas de Lubicz-Milosz, en double file depuis des mois, je l'ai garée dans les chiottes. Qu'on n'y voie aucun sacrilège : c'est pour son bien. L'humilité du lieu rend la poésie moins hautaine, plus intime. La contraction spatiale, temporelle et physique la sert, en suscitant la lecture qu'il lui faut : brève, intense, libératoire. Une poignée de feuillets à chaque fois. Sans presser, sans pousser, de façon régulière et légère. La poésie pourrait devenir ainsi une fonction corporelle vitale, quotidienne.
Pour l'instant, la Berline avance par minuscules à-coups. Le poème «H», alors là, oui, superbe. Tiens, un vers est coché dans la marge. Je l'avais donc déjà lu, cet inoubliable poème ! Aucun souvenir.
(Journal infime, 1999)
Cabinet de lecture. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°14 en octobre 2004)