PAGES D'ÉCRITURE

N°14 Octobre 2004



TRANCHE DE VIE


La souris qui rugissait de Jack Arnold (1959), avec Peter Sellers. Qui se souvient de cette petite comédie ? Un état minuscule déclare la guerre aux Etats-Unis... et la gagne, ayant pris d'assaut New-York avec une poignée d'hommes armés comme au Moyen-Âge. Du délire, cette histoire. On avait bien ri. Je doute qu'elle fasse autant rire en Occident ces jours-ci, depuis que le ciel, un 11 septembre, nous est tombé sur la tête.

Ce qui s'est passé est un désastre, y compris — et peut-être surtout — pour les rares ahuris qui s'en réjouissent. Pourtant, derrière l'horreur, le chagrin, la colère, l'inquiétude qui naturellement nous obsèdent, il y a aussi, dans cette tragédie, même si on ne peut l'écrire aujourd'hui publiquement, un comique secret, monstrueux. Le côté moucheron crachant dans l'œil du tigre, ces zozos armés de cutters faisant vaciller l'Amérique ! Le pilote-suicide se rasant les poils du cul et se le passant à l'eau de Cologne avant d'aller s'envoyer en l'air ! Son testament : pas de personnes impures à ses funérailles, donc pas de femmes (surtout enceintes !), et interdiction, pour ceux qui laveront son corps, de toucher sans gants sa précieuse quéquette ! J'imagine les cendres du samouraï de Dieu mêlées à celles des infidèles, de femmes peut-être, beuark ! Je vois d'ici son arrivée au paradis. Allah lui foutant son poing dans la gueule — à moins qu'il ne lui pince les fesses, l'œil allumé, avant de lui faire sa fête sur les coussins. Car cette affaire est typiquement une histoire d'hommes.

Stockhausen a choqué en déclarant que la macabre partie de bowling était une grandiose œuvre d'art. Avait-il vraiment tort ? On connaît des artistes fous, pourquoi n'y aurait-il pas d'œuvres d'art criminelles ? Le tort du grand homme a été de n'exprimer nulle compassion, mais de regarder l'événement de loin, du pur point de vue inhumain de Dieu — logique, puisqu'il se prend pour lui.

Dieu, commanditaire, dédicataire. A-t-il seulement réfléchi, le pauvre vieux, avant de téléguider ses pantins volants ? Tout avait si joliment commencé, une «pureté aveuglante» ce matin-là, je cite le journal, dans le ciel américain comme dans l'âme des saints kamikazes. Et à l'arrivée, ironiquement, l'histoire la plus moche, la plus sale, une pluie de cendres impures, de bacilles malfaisants venant souiller presque toutes nos âmes, touillant des kyrielles de pensées immondes endormies. Il y a ceux qui approuvent le crime. Ceux qui veulent le punir par d'autres crimes. Ceux qui noblement se dressent contre la guerre en Afghanistan. Ceux qui laissent faire lâchement, et j'en suis.

À chacun son rôle : Aux Ricains le sale boulot, ils savent bien faire ; à nous, intellos de gauche, la pureté, la noblesse, on sait faire aussi.

Déjà, un grand perdant : Dieu, qui rend fous les hommes. Perdant ? Pas pour tout le monde. Il s'en remettra. Plus il a de sang sous les ongles, plus certains chiens accourent lui lécher les doigts.

Et nous, s'en remettra-t-on ? Sans doute. Les premiers jours, on couve des yeux la tour Eiffel, comme si elle devait tomber demain. Puis on se rappelle qu'on a survécu plus d'un demi-siècle au Damoclès atomique. Alors, avec un peu de chance, encore un sursis ?


*


Quarante ans après, ça y est : le 17 octobre 1961 existe. Les esprits honnêtes reconnaissent les faits, la presse n'a plus peur d'en parler, on a même posé une plaque sur l'un des lieux du massacre des Algériens. Je pourrais me détendre un peu. Non, pas encore. Il faudrait d'abord qu'un héritier du gaullisme, pourquoi pas l'actuel président, batte publiquement la coulpe d'une droite aux mains sanglantes. Que l'un au moins des bourreaux en képi, du fond de son impunité, élève la voix pour dire son remords. Pour les racheter, un seul suffirait ! Mais non. Tous muets, tous complices. Je les imagine, cachés parmi nous, désormais grands-pères, entre soixante et quatre-vingt-quinze ans. Certains vaguement honteux tout de même. D'autres jugeant sans doute qu'on aurait dû tous les tuer, les ratons. La plupart continuant de ne rien penser.

Réécouté sur une cassette ce que j'ai écrit là-dessus voilà deux ans. Le seul passage de moi que j'aie ressenti le besoin d'enregistrer. Celui, peut-être, à quoi je tiens le plus. Je vois ce qu'on pourrait me reprocher : cette fixation sénile sur un vieux crime parmi tant d'autres, quand l'actualité offre une matière non moins riche. Désolé. Je fais ce que je peux. Avoir été conscient un jour, c'est mieux que rien : sans cette plaie mal refermée, ne serais-je pas encore moins sensible aux horreurs d'aujourd'hui ?


(Journal infime, 2001)









LECTURES, CINOCHE, ZIZIQUE


Ma puberté intellectuelle s'est faite, au milieu des années 60, lors du grand combat entre Picard et Barthes : à ma droite, la critique traditionnelle, fouillant la vie des écrivains à la loupe ; à ma gauche, l'école nouvelle, pour qui la vie de l'auteur compte pour rien à côté de l'œuvre.

Barthes et les structuralistes avaient toute ma sympathie, qu'ils ont conservée. L'œuvre indépendante de son auteur, c'est pour moi, aujourd'hui encore, une idée précieuse. Et une foutaise.

Si je ne connaissais pas la vie de Rimbaud, je serais tout de même bouleversé par ses poèmes. Mais le serais-je autant que nous le sommes, nous qui savons, par exemple, à quel âge il les écrivit, qui les entendons résonner sans fin dans le silence qui les suit — ce vide qui les remplit encore davantage, qui leur ajoute encore un sens, même si je ne sais trop lequel ?

J'ai plusieurs fois failli lire une biographie de Rimbaud. Mais laquelle choisir, et comment pourrait-elle répondre à LA question entre toutes celles que cette vie terrifiante me pose : Rimbaud a-t-il abandonné la poésie ? Ou est-ce la poésie qui a lâché Rimbaud ?

Je crois que la seconde hypothèse me plaît mieux. Rimbaud est visité par un ange, un dieu qui parle à travers lui, la poésie est cette chose divine, comme l'amour, qui se pose un instant sur l'épaule de l'un d'entre nous avant de s'envoler vers le suivant. Elle aura été douce avec lui, lui offrant la dose maximale, puis la meilleure des consolations : l'oubli, l'absence de regret, un sentiment idiot de supériorité — généreuse au point de se prêter à son mépris.

Ou alors, au contraire, Rimbaud est encore plus fort que les autres, il est allé plus loin, a dépassé la poésie, l'a vue sans ses oripeaux menteurs, nue et maigre. Elle n'est qu'un jeu d'adolescent, un joujou d'un sou, et alors que sommes-nous, moi et les autres qui croyons encore à cette fausse déesse ? Des naïfs, des demeurés.

Je vois autour de moi des tas de grands esprits, de virtuoses de l'écriture à qui la poésie ne s'est pas donnée. Ne pourrais-je pas me contenter, moi aussi, de ma gentille camaraderie avec la prose ? Pourtant je m'obstine. Je tourne encore autour de la belle qui ne cesse de m'allumer, puis de me filer entre les doigts. J'insiste par fidélité idiote, sans doute : j'ai vu dans la poésie, encore adolescent, la forme d'écriture la plus haute, et cela m'est vaguement resté. Qui n'est pas entré en poésie, selon moi, est arrêté au seuil de la dernière chambre.

J'achète encore des livres de poèmes, et ne les lis guère. La dizaine de recueils sur ma table de nuit, le marque-page coincé vers la page 20, me rappellent chaque jour ma faiblesse. Il faut réagir. Il existe sûrement, pour lire la poésie, un moment idoine — et un lieu ?

Pas le soir : trop vaseux. Le matin ? Tôt le matin ?

Idée ! La berline arrêtée dans la nuit, d'Oscar-Vladislas de Lubicz-Milosz, en double file depuis des mois, je l'ai garée dans les chiottes. Qu'on n'y voie aucun sacrilège : c'est pour son bien. L'humilité du lieu rend la poésie moins hautaine, plus intime. La contraction spatiale, temporelle et physique la sert, en suscitant la lecture qu'il lui faut : brève, intense, libératoire. Une poignée de feuillets à chaque fois. Sans presser, sans pousser, de façon régulière et légère. La poésie pourrait devenir ainsi une fonction corporelle vitale, quotidienne.

Pour l'instant, la Berline avance par minuscules à-coups. Le poème «H», alors là, oui, superbe. Tiens, un vers est coché dans la marge. Je l'avais donc déjà lu, cet inoubliable poème ! Aucun souvenir.


(Journal infime, 1999)


Cabinet de lecture
Cabinet de lecture.








CARNET DU TRADUCTEUR


SYLDAVIE, MON AMOUR



Paris, juillet 198*.

J'aime la Syldavie, ce petit pays rude, mais plein de caractère. Je traduis ses écrivains à tour de bras ces temps-ci : les Belles étrangères syldaves ont lieu dans sept mois. Sur le gaz, deux ou trois traductions de prose que je dois livrer à l'automne. La pression monte.

Coup de fil de l'Institut français de Kalsonik, capitale de la Syldavie du Nord-Est : on me commande, au dernier moment, une anthologie des poètes de cette ville.

Kalsonik... Sa beauté austère m'a séduit dès le premier regard. C'est la patrie d'une kyrielle de poètes admirables, que je rêve de traduire. Mais comment pourrais-je abattre en quatre mois ce travail énorme (lecture, choix, traduction, notices, préface...), alors que mon emploi du temps est plein ? Je réponds que c'est de la folie pure. Et que j'accepte.

Qui traduit du syldave se doit d'être un peu fou.


Août-septembre.

Lecture d'une soixantaine de recueils. Choix de 24 poètes. Choix d'une équipe : tout en me réservant les trois-quarts du gâteau, je confie le reste à trois jeunes consœurs, Rose, Eloïse et Maryline, dont je mets le pied à l'étrier pour un galop d'essai contrôlé.

Pour tout simplifier, mes trois cavalières vivent en Syldavie et moi en France ; or, dans cette lointaine préhistoire (me croira-t-on ?) fax et e-mail sont inconnus, sauf des auteurs de SF. Je reçois par la poste des versions provisoires que je renvoie annotées au crayon et longuement commentées sur une feuille jointe. On m'adresse une seconde mouture, et ainsi de suite.

«V'là les enfançons. J'ai arraché plutôt que coupé le cordon ombilical, c'est pour ça qu'ils ressemblent tous à des fausses-couches, avec de-ci de-là un ongle ou l'attache d'une épaule qui me satisfont. À toi de patauger dans cette boucherie et de prêter vie à l'un ou l'autre.» (Eloïse à Sacha, 28.8)

Les lettres d'Eloïse... J'envie son talent. Elle le laissera en friche, rongée, comme tant de jeunes traductrices, par les tâches quotidiennes et surtout le manque de confiance en soi.

«Garde, jette ou change mes traductions à ton gré» (Rose à Sacha, 12.9).

«Jeter, sûrement pas : ce qui ne servira pas ici sera recasé ailleurs. Changer ton texte ? Hum. J'aimerais mille fois mieux que tu le fasses toi-même. Je me contenterai ici de t'indiquer ce que tu devrais — à mon avis — retravailler. (...) Comprends-moi, je ne refuse pas la tâche, (...) mais c'est bien plus formateur et plus gratifiant pour toi de tenir la barre jusqu'au bout, non ?» (Sacha à Rose, 18.9)

Au lieu de me faire gagner du temps, ce ping-pong me ralentit infiniment, mais je m'en doutais et je m'en fiche. Ce vice impuni, la pédagogie...


20 septembre.

Lettre à chacun des poètes. Je leur annonce leur sélection, le choix des poèmes, sollicite leur avis, les interroge sur les points les plus obscurs et leur demande de m'envoyer ce qui s'est écrit de mieux sur leur œuvre afin de pomper dedans pour mes notices.

Presque tous répondent et collaborent de bon cœur. Grâce au ciel, à part un ou deux, ils sont tous encore en vie, même les grands anciens nés avec le siècle : je n'aurai pas de problèmes, pour une fois, avec des héritiers caractériels.

Effarante nouvelle : l'institut français a trouvé du fric, les traducteurs seront payés. Payés, pour de la poésie ! M. Ézou, qui dirige l'Institut français, fait des miracles.


8 octobre.

Patatras. Les directeurs des éditions kalsoniciennes Dram («traduction» en syldave), qui vont publier l'anthologie en version bilingue, entrent en scène. Blêmes de rage, paraît-il : je n'ai pas inclus Wizskizsek et Milszabör, deux poètes qui furent connus jadis. En plus Milszabör travaille à la Banque de Syldavie, qui subventionne la revue... Déconne pas, Sacha, me dit-on, faut les prendre, autrement c'est le klash (vendetta syldave).

Les poèmes de ces deux-là ne me remplissent pas l'œil, comme on dit là-bas. Je m'incline, les repêche, et me venge en signant mes traductions (rire sardonique) d'un pseudo le plus ringard possible : Lucie Laframboise.

Milszabör est le seul à me réclamer la liste des poètes traduits et le nombre de pages allouées à chacun. Je me fais une joie de le satisfaire, lui en ayant donné moins qu'aux autres.


21 octobre.

Envoi des traductions aux poètes. Ils ont quelques jours à peine (remise du texte le 2 novembre) pour tout lire, ou faire lire, et me communiquer leurs remarques. Avec la plupart d'entre eux, aucun problème. Seul Milszabör fait des siennes : Allö, Metasztaz Milszabör ici, j'ai corrections à vôtre trraductiön, vous avez pourr nôter crrayön ? (Etudes en France il a fait.)

Pendant vingt minutes, aux frais de ma patrie à moi (il téléphone de l'Institut français), Milszabör me dicte une traduction toute entière de son crru. Je fais mm... mm... en me coupant les ongles des pieds. Sans rien noter ; j'ai décidé, moi si ouvert aux suggestions, de faire une exception pour Milszabör : ce coup-ci je ne change pas une virgule.


1er novembre.

«Nos traductions cherchent à restituer la forme et la musique de l'original au moins autant que le sens : nous croyons qu'un poème traduit doit rester poème — sinon, il n'est rien. D'où certaines libertés, minimes en fait, que les amateurs de précision littérale se feront une joie de relever grâce au texte syldave imprimé en regard.» (Extrait de ma préface, que je termine à l'instant, épuisé.)

Eloïse, au dernier moment, me dicte sa version définitive par téléphone (vingt minutes là aussi). Ouf. Je craignais qu'elle ne flanque ses tradales au panier. Elle a failli. Je suis nulle je suis conne etc. (air connu).


2 novembre.

Tout posté à temps ! Le plus dur est fait !

Que tu crois, pauvre naïf.


6 novembre.

Dès réception du colis, M. Dram m'appelle, glapissant de colère. J'ai osé inclure quatre poètes qui ne sont pas de Kalsonik ! Trois d'entre eux, j'en conviens, viennent de la région de Zlip, dans le nord-ouest, et j'aurais dû m'en souvenir, les Syldaves du nord-est ont pour ceux du nord-ouest à peu près autant d'estime que pour leurs voisins les Bordures. Autre village, autre pays (proverbe syldave).

Le quatrième clandestin fut étudiant à Kalsonik, il écrit comme s'il y était né, le seul nom de Kalsonik lui tire des larmes de tendresse. Je plaide sa cause et celle des autres tricards : nord-est, nord-ouest, c'est toujours le nord, tout de même ; et puis, parlons gros sous, deux de ces gars-là sont invités aux Belles étrangères, avec eux le bouquin se vendra mieux en France. Sans compter que je n'ai pas d'autre endroit pour les publier.

N'insistez pas ! me répond-on, mes associés sont inflexibles.

Par les moustaches de Pleksi-Gladz ! Toucher à mes poètes chéris ? Cette fois c'est trop. Je sens fondre autour de moi ce cocon de gentillesse qui m'empêche parfois de bien frapper. Nourris le louveteau, la louve devient brebis ; mords l'agneau, la brebis devient louve (proverbe syldave).

Inflexibles ? Eh bien moi aussi ! explosé-je. Si vous coupez la moindre chose à un seul de mes poètes (à part Milszabör), je retire toutes mes traductions ! Take it or leave it ! ! !

Je l'ai dit en anglais pour être encore plus brutal.


Décembre-janvier.

M. Ézou, à Kalsonik, surveille autant qu'il peut la fabrication de l'anthologie, tandis qu'à Paris je sue d'angoisse. Mon coup de poker a marché, ces messieurs ont cédé, quinze partout, mais quels poignards vengeurs aiguise-t-on là-bas ?

Les quatre métèques font partie du voyage, mais dans un compartiment à part en queue de volume, comme s'il avaient la peszth. Première vengeance — il y en aura d'autres.

J'apprends que les typos de Dram ne parlent pas un mot de français... La nuit, dans mes cauchemars, je lis mes traductions constellées de circônflexes et de tremäs.

Impossible de voir les épreuves. Ézou lui-même n'a que deux jours pour les relire là-bas. Il m'informe qu'une phrase de ma préface a été censurée (vengeance n°2) : j'évoquais l'époque (elle dura jusqu'au début de ce siècle) où la population de souche syldave était minoritaire dans la ville. Depuis, on a fait le ménage. Ce passé cosmopolite fait rêver certains kalsoniciens, et rougir de honte beaucoup d'autres. À quoi bon le rappeler, nous le savons tous ! ont expliqué ces messieurs à Ézou. — Et les Français ? — Les Français pourraient mal comprendre...


Paris, fin janvier.

J - 2. Ézou à peine atterri me tend un exemplaire tout frais. Les typos non-francophones ont livré un combat sublime de violoniste sourd, d'escrimeur aveugle. Pas plus de deux ou trois coquilles par page, mais ils ne savaient pas, les pauvres, qu' il ne faut pas d' espace après l' apostrophe... Détail infime, lequel suffit pourtant à donner à mon français une étrange allure de robot mal réglé. Je pense fugitivement au disque où Mireille Mathieu chante en syldave.

Chose plus grave pour moi, M. Dram a pondu un œuf empoisonné : une préface où il reprend tout ce que j'ai dit dans la mienne, copieusement délayé, et qu'il a placée avant, si bien que c'est moi qui semble avoir tout copié — en plus court, par flemme. Bien joué, mec. Un vrai pro.

Le diffuseur qui devait placer l'enfant dans les librairies françaises est moribond. Nous diffuserons seulement, nous-mêmes, les cent exemplaires qu'Ézou a trimballés dans ses bagages — de quoi fournir les officiels et quelques amis. Tout cela restera entre nous. Comme quoi deux mauvaises nouvelles peuvent parfois s'annuler.


Paris, février.

Belles étrangères. Pas trop d'anicroches. À la Maison des écrivains, Ézou et moi évoquons la ville et ses poètes devant une poignée de syldavophiles. Rose et Eloïse ont dû rester là-bas, mais Maryline a fait le voyage comme interprète avec les dix écrivains de l'équipe nationale. Tiens, la voilà. Des éclairs dans les yeux. Tu as vu ? s'écrie-t-elle en brandissant l'anthologie. — Vu quoi ? — Mon nom de famille ! Ils l'ont écrit Disco ! Tu ne savais pas que là-bas je l'écris Discö ? Qui saura que c'est Moi ? Et quand serai-Je payée ?

Les traductions signées par la diva sont plus qu'à moitié les miennes, mais à quoi bon le lui rappeler ? Je sors mon portefeuille et lui avance la somme sans un mot. Adieu, miss Discö. Les deux autres filles ont été adorables, et c'est d'elles que je me souviendrai.


Mars-avril.

Ça barde à Kalsonik. Dram bombardé de lettres incendiaires. Un obscur vieux poète, un peu dans le genre de Milszabör, la pointure encore en dessous, s'indigne d'avoir été oublié. «Les assassins de l'esprit sont plus abominables encore que les vrais», conclut-il à mon adresse. Un autre poète, bien qu'anthologisé, vomit plusieurs pages de bile sur le bébé, jurant qu'on ne l'y reprendra plus. (Je parie le contraire, et gagnerai le pari dix ans après, lui ayant proposé — pure méchanceté — une place dans l'anthologie syldave d'un grand éditeur parisien.)

Les Balkans ? Une poudrière, vous dis-je.

On s'habitue. On continue.


Que dites-vous ? Je sais, j'ai omis l'essentiel : le travail de traduction. En fait je ne me souviens de rien. Je ne sais plus quand ni comment j'ai pu traduire tous ces poèmes entre mon boulot officiel, la vie de famille et le courrier-fleuve autour de l'anthologie. Ce fut un plaisir vif, assurément, et par conséquent fugace. Le traducteur de syldave, travaillant pour un pays sans agents littéraires, dont la littérature ne passionne pas plus nos éditeurs que nos lecteurs, doit s'occuper de tout ; il a tant à faire avant de se mettre à traduire et après l'avoir fait (démarchages, négociations, promotion...) que le tête-à-tête avec les mots est pour lui une brève halte, un repos du guerrier, un délice de Capoue, un refuge, l'oubli du temps — la récompense entre toutes.

Et puis la poésie, c'est tellement commode. Un petit poème, ça se case tout seul dans les trous d'une journée. On le lâche, on le reprend, juste un coup d'œil, ça cloche encore, on bricole, on laisse reposer, on y repense dans le métro, sous la douche, et un beau jour on en a tout un livre dans les mains. Comme dit le proverbe syldave : Petit ver, petit ver, petit ver, grande écharpe de soie.


Ce texte, signé Sacha Marounian (hum), a paru en 2000 dans le n°20 deTransLittérature. Les ressemblances avec un pays, une ville, des personnages et des événements réels ne sont en rien le fruit du hasard, hélas.









LE POÈTE DE L'ANNÉE

Mìltos Sakhtoùris


LA SCÈNE


Sur la table on avait posé

une tête en argile

aux murs on avait mis

des fleurs

sur le lit taillés dans le papier deux corps

prêts à l'amour

sur le sol couraient des serpents

des papillons

un grand chien montait la garde

dans un coin


Des fils traversaient la chambre

en tous sens

il était imprudent

de les tirer

l'un de ces fils poussait les corps

à l'amour


Dehors le malheur

battait les portes




SAMEDI


Les morts à deux pas de nous

se calment

ou bien attendent calmement

sur les marches

un balai sanglant à la main

mais les vivants

ont de ces têtes monstrueuses

pleines de pétrole

et leurs mains maculées

de gras

dans des cartons noirs taillent des barques

et elles partent

une à une

sans soleil

vers le ciel noir




L'HIRONDELLE RENVERSÉE


Le printemps n'est pas encore là

le fou

approche

le pas hésitant

heureux

couronné de lauriers

une cuiller à la main

pleine de vin rouge

il s'étonne

des nuages des cages des feuilles

entrés profondément

dans ses cheveux très blancs

il est pâle

il ne voit pas


Dans les feuillages

dans l'herbe en flammes

entre des fils de fer qui chantent

affligés

flanqués là

les cadavres amoureux

pourrissent

en gémissant tout bas

se donnent la main et pourrissent

en gémissant

tout bas


Il ne voit pas

sur un morceau de marbre

l'hirondelle renversée


il voit

les cadavres amoureux

se donnant la main

qui gémissent tout bas

et pourrissent

il est là

il voit

l'hirondelle renversée




LA MÉTAMORPHOSE


Un jour tu me l'as dit

je me réveillerai

étoile

je laverai le sang

de mes mains

j'arracherai les clous

de ma poitrine

je n'aurai plus peur de la foudre

plus peur du coq

égorgé

un jour tu me l'as dit

je me réveillerai

étoile

alors

tu seras un oiseau

peut-être même un paon

et moi je serai proclamé

innocent


(Face au mur)









CULTURE GÉNÉRALE

Savez-vous d'où viennent ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Ton cerf-volant s'est cassé ? Garde la ficelle.



2


Chaque fois que j'ai voulu aller quelque part, j'ai été devancé par quelqu'un.

Mais aucun d'eux n'avait pris le même chemin que moi.



3


[La théorie] : Un paquet de fantasmes mal ficelé.



4


Si on croit qu'on est arrivé, c'est qu'on n'avait pas l'intention d'aller bien loin.



5


C'est si bon de se dire Que je suis donc bête ! — c'est l'espoir de l'être un peu moins qui se lève, et la vie qui est pleine de surprises. Voilà une jouissance que les gens totalement intelligents ne connaissent pas.









BRÈVES


Nouveautés d'octobre : ces quatorzièmes PAGES D'ÉCRITURE ; le portrait d'un lycéen facho («Bras d'honneur» dans ÉLÈVES) ; les Grecs en toute intimité («Vie quotidienne» dans ELLE, MA GRÈCE) ; une page d'Annie Saumont dans L'INVITÉ DU MOIS ; deux pubs.


*


Rentrée sans histoire au Lycée de Chèvres, perle des Hauts-de-Seine, haut lieu de l'Art, de la Pensée et de la Construction Européenne. Mon seul chagrin : cette année encore, mes élèves de première scientifique n'auront que deux heures d'anglais hebdomadaires. Telle est la volonté des oiseaux étranges, invisibles, qui du haut de leurs perchoirs pondent sur nous programmes et directives.

Deux heures ! Soit une heure de moins que la dose ancienne, déjà ridicule. On dira ensuite que le Français n'est pas bon en langues. Et les crétins savants du ministère s'étonneront que nous, les profs, n'écoutions même plus leurs caquètements.


*


«...les pubs pour la lingerie qui salissent les femmes ainsi que les abribus...»

Non, je ne tire pas ces lignes d'un discours d'ayatollah, de l'Osservatore romano ou d'un bulletin paroissial méthodiste du Deep South, mais — je me frotte les yeux — de mon hebdo favori.

Alors, cher Télérama, on se met au goût du jour ? On rejoint la grande famille des coincés, hypocrites et pisse-froid ? Les fesses des femmes sont toujours celles du diable ? Tu n'as vraiment rien de mieux à faire que de «respecter les femmes» de façon aussi... cucul ?


*


Catherine Millet ? Attendez voir... Ce nom me dit quelque chose. La vie sexuelle de Catherine M, c'est bien ça ? Je l'ai lu, je crois. Contenu intéressant, mais question écriture, calme plat... Et du point de vue érotisme, c'était aussi chaud qu'un manuel de médecine... La comtesse de Ségur — dans certains passages — a fait mieux !

Dans mon quotidien habituel je lis ces fortes paroles de M. Haéri, directeur général des éditions Flammarion : «Nous sommes très heureux d'accueillir Catherine Millet, qui est l'un des auteurs français les plus importants.»

Qui a dit que le Monde des livres n'était pas drôle ?


*


Sartre (brave type quand il voulait) se moqua jadis méchamment des romans de François Mauriac. Que reste-t-il aujourd'hui des siens ? Je suis parfois tenté de relire successivement Thérèse Desqueyroux et Les chemins de la liberté ; je m'abstiens par charité : la confrontation serait sans doute cruelle.

Je ne sais si Mauriac est un grand romancier, mais il y a dans la moindre de ses pages une vibration, une humanité, un mystère qu'on cherche en vain chez Sartre, dont les constructions mécaniques se déplient froidement avec des grincements d'engrenages.

Il y a pour moi, dans la confrontation entre ces deux figures du passé, quelque chose de gênant, de douloureux. Comment se fait-il que le représentant d'une caste égoïste ait été souvent plus honnête, plus soucieux de justice, que l'homme de gauche proclamé ? Mauriac a dénoncé la torture d'où qu'elle vienne, jusque dans son propre camp, alors que Sartre, le philosophe, des deux le plus intelligent — comme on dit assez connement —, eut des indignations nettement plus corporatistes... Un philosophe habile, à vrai dire, trouvera mille raisonnements pour justifier sinon la torture, du moins tel ou tel cas, selon ce qui l'arrange. Il est vrai que pour lui un être humain est d'abord un concept, alors que le romancier se met dans la peau des autres : quand on torture qui que ce soit on le blesse du même coup dans sa chair.

(Je n'aime pas beaucoup le chemin où ces ébauches de pensée m'entraînent...)


*


Amnesty International, qui défend les prisonniers d'opinion — de toutes opinions, de tous pays —, a ceci de commun avec Mauriac : elle dérange tous azimuts. J'ai entendu des communistes l'accuser d'être vendue au Grand Capital, et beaucoup de gens à droite y voient un nid de cocos. Bref, Amnesty est libre. Elle emmerde méthodiquement tous les chefs d'État criminels de la planète, quelle que soit l'étiquette dont ils recouvrent la même horreur. L'arme d'Amnesty : l'écriture. Ses membres écrivent aux bourreaux, poliment, pour demander la libération de tel ou tel prisonnier. Les bourreaux s'en tamponnent, diront les ricaneurs. Eh bien pas toujours. Il est arrivé que le tas de lettres monte assez haut pour faire reculer les monstres. — Non, sans doute pas Poutine, mais d'autres à peine moins immondes.


*


Echenoz revisited (suite). Les grandes blondes et Un an, tous deux — comme les autres — encore plus épatants qu'à la première lecture. Quand on vient de lire Echenoz, la plupart des romans d'aujourd'hui semblent lourds et futiles.

J'admire ici, entre autres, comment Echenoz progresse en douceur vers sans cesse plus de réalisme et de fantastique en même temps. Je découvre aussi les liens secrets qui se tissent entre ses histoires, les personnages qui se faufilent d'un livre à l'autre...

Vérifié par ailleurs que la mémoire humaine (la mienne en tous cas) est une sacrée branquignole. On se rappelle des milliers d'inepties et on a oublié la scène finale des Grandes blondes ! L'une des plus belles scènes d'amour du roman contemporain !


*


Presque tous les livres que j'ai lus dans la collection Terre humaine m'ont ouvert une fenêtre ou même une porte. À commencer par celui que je devrais relire au moins tous les dix ans, ce maître-livre : Tristes tropiques, de Claude Lévi-Strauss. Je garde un souvenir très fort de L'été grec, histoire d'amour entre Jacques Lacarrière et la Grèce ; Eric de Rosny m'a initié à la magie africaine dans Les yeux de ma chèvre ; j'ai vu vivre Bernard Alexandre, curé de campagne dans Le horsain ; exploré la Bretagne profonde avec Pierre Jakez Hélias et son Cheval d'orgueil ; pleuré sur les anciens Maori dans Les immémoriaux de Victor Ségalen...

Tous ces livres ont un point commun : que leur auteur soit écrivain ou non, ils sont écrits. Superbement.

C'est aussi le cas, dans la même collection, de Gaston Lucas, serrurier. Cet homme, artisan à Paris des années 30 aux années 60, raconte sa vie à sa voisine Adélaïde Blasquez. Une vie sans grands événements (à part la captivité en Allemagne), l'histoire simple d'un homme qui affronte mille difficultés quotidiennes, avec l'amour du métier chevillé au corps. Voici la parole d'un de ceux qui ne l'ont jamais, confiée à une écrivaine confirmée qui la restitue à travers un dispositif original, alternant passages retravaillés et pages plus proches du jaillissement oral. Tout cela d'une force saisissante. Adélaïde et Gaston, frère et sœur en belle ouvrage.


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Le 18 de ce mois, à Saragosse où elle est allée vivre, j'ai enfin rencontré Adélaïde. Notre passion pour la lecture et l'écriture, nous l'avons détaillée ensemble devant un public attentif d'Espagnols professeurs de français. D'Espagnoles surtout — quand on parle de livres, partout dans le monde, les hommes se font rares, trop occupés : bière, téloche, bistrot.

Vivent les femmes, une fois de plus ! Et merci à l'Association des professeurs de français d'Aragon, à l'Institut français de Saragosse et à l'ambassade de France en Espagne qui m'ont payé le voyage. Francophonie pas tout à fait morte, malgré la démission de nos gouvernements successifs.


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Certaines œuvres, certains auteurs resteraient inconnus de nous sans tel ou tel de nos amis qui nous passe la bonne adresse, histoire de partager avec nous son bonheur. Le poète Jean-Paul de Dadelsen (1913-1957) est un précieux cadeau d'Isabel. En ces jours où j'ai peu le temps de lire, j'ai la nostalgie de cette poésie ample et tranquille, de ces vers longs et lents gorgés comme des fruits mûrs. En feuilletant Jonas (Poésie/Gallimard) je retrouve ce vers pour moi essentiel :

«Nous sommes nés pour porter le temps, non pour nous y soustraire.»

Une poésie «grandiose et simple», résume Jacques Réda dans un petit livre on ne peut plus précieux lui aussi, La sauvette. On s'y régale de brèves mais denses présentations d'une cinquantaine de poètes francophones du siècle dernier : certains très connus, d'autres plus obscurs et pourtant délectables, comme Dadelsen, Jean-Philippe Salabreuil ou Lucien Becker, poète amoureux par excellence.

Il n'y a pas selon moi de meilleure introduction aux poètes récents que cette Sauvette, à la fois pointue et facile d'accès.


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Le mois prochain, dès le 1er novembre à 0 heure, nouvelle virée en banlieue parisienne et petit saut à New-York. On lira Bergounioux, on traduira la Bible. Au lycée de Brimeil on rencontrera un élève parfait. Après quelques pages sur la religion des Grecs d'aujourd'hui, on rendra hommage à un écrivain singulier : Dimìtris Dimitriàdis. L'invité du mois sera Dominique Noguez.









HOROSCOPE


SCORPION du 24 octobre au 22 novembre

Vous entrez dans une période d'harmonie et d'équilibre dans vos relations, facilitées par vos rapports avec les Sagittaires. C'est le moment de vous attaquer à de gros bouquins que vous lirez lentement, patiemment, un peu chaque jour. Ne cornez pas les pages, faites-vous des marque-pages perso, originaux ! Non, les Pléiade ne sont pas si chères, tout compte fait, vu tout ce qu'elles contiennent. Avez-vous lu la Correspondance de Flaubert ?

Si vous habitez près de République, si vous ne savez pas quoi lire, les libraires de l'Arbre à lettres (33-35 boulevard du Temple, 01 48 04 76 52) vous conseilleront avec une compétence égale à leur gentillesse.

Les autres signes : idem.


SCORPION
Dessin : Fei-Bi Chen.

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