UNE PURETÉ AVEUGLANTE


La souris qui rugissait de Jack Arnold (1959), avec Peter Sellers. Qui se souvient de cette petite comédie ? Un état minuscule déclare la guerre aux Etats-Unis... et la gagne, ayant pris d'assaut New-York avec une poignée d'hommes armés comme au Moyen-Âge. Du délire, cette histoire. On avait bien ri. Je doute qu'elle fasse autant rire en Occident ces jours-ci, depuis que le ciel, un 11 septembre, nous est tombé sur la tête.

Ce qui s'est passé est un désastre, y compris — et peut-être surtout — pour les rares ahuris qui s'en réjouissent. Pourtant, derrière l'horreur, le chagrin, la colère, l'inquiétude qui naturellement nous obsèdent, il y a aussi, dans cette tragédie, même si on ne peut l'écrire aujourd'hui publiquement, un comique secret, monstrueux. Le côté moucheron crachant dans l'œil du tigre, ces zozos armés de cutters faisant vaciller l'Amérique ! Le pilote-suicide se rasant les poils du cul et se le passant à l'eau de Cologne avant d'aller s'envoyer en l'air ! Son testament : pas de personnes impures à ses funérailles, donc pas de femmes (surtout enceintes !), et interdiction, pour ceux qui laveront son corps, de toucher sans gants sa précieuse quéquette ! J'imagine les cendres du samouraï de Dieu mêlées à celles des infidèles, de femmes peut-être, beuark ! Je vois d'ici son arrivée au paradis. Allah lui foutant son poing dans la gueule — à moins qu'il ne lui pince les fesses, l'œil allumé, avant de lui faire sa fête sur les coussins. Car cette affaire est typiquement une histoire d'hommes.

Stockhausen a choqué en déclarant que la macabre partie de bowling était une grandiose œuvre d'art. Avait-il vraiment tort ? On connaît des artistes fous, pourquoi n'y aurait-il pas d'œuvres d'art criminelles ? Le tort du grand homme a été de n'exprimer nulle compassion, mais de regarder l'événement de loin, du pur point de vue inhumain de Dieu — logique, puisqu'il se prend pour lui.

Dieu, commanditaire, dédicataire. A-t-il seulement réfléchi, le pauvre vieux, avant de téléguider ses pantins volants ? Tout avait si joliment commencé, une «pureté aveuglante» ce matin-là, je cite le journal, dans le ciel américain comme dans l'âme des saints kamikazes. Et à l'arrivée, ironiquement, l'histoire la plus moche, la plus sale, une pluie de cendres impures, de bacilles malfaisants venant souiller presque toutes nos âmes, touillant des kyrielles de pensées immondes endormies. Il y a ceux qui approuvent le crime. Ceux qui veulent le punir par d'autres crimes. Ceux qui noblement se dressent contre la guerre en Afghanistan. Ceux qui laissent faire lâchement, et j'en suis.

À chacun son rôle : Aux Ricains le sale boulot, ils savent bien faire ; à nous, intellos de gauche, la pureté, la noblesse, on sait faire aussi.

Déjà, un grand perdant : Dieu, qui rend fous les hommes. Perdant ? Pas pour tout le monde. Il s'en remettra. Plus il a de sang sous les ongles, plus certains chiens accourent lui lécher les doigts.

Et nous, s'en remettra-t-on ? Sans doute. Les premiers jours, on couve des yeux la tour Eiffel, comme si elle devait tomber demain. Puis on se rappelle qu'on a survécu plus d'un demi-siècle au Damoclès atomique. Alors, avec un peu de chance, encore un sursis ?


(Journal infime, 2001)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°14 en octobre 2004)