PÉDALER VERS LE CIEL


J'ai beau vivre ce miracle chaque dimanche matin, je m'étonne encore : comment peut-on passer quatre heures et plus à pédaler sans bâiller d'ennui ?

C'est que tout change tout le temps : chemins nouveaux (désormais rares, d'autant plus précieux), paysages connus mais différents sous d'autres lumières, variations du terrain, du relief, de la vitesse, et sous ce défilement d'images la bande-son des messages innombrables du corps, douleur ou euphorie ou les deux ensemble, toute une musique rythmée par le souffle, et les battements du cœur sur un cadran au poignet. Mais si l'on s'ennuie si peu, c'est surtout que le moulinement, ce mouvement immobile, plonge peu à peu le pédaleur dans une semi-hypnose où le temps s'engourdit, se dissout, où le cerveau en veilleuse attend sans hâte il ne sait plus trop quoi, comme le pêcheur bercé par son bouchon.

Bonne pêche ce matin. Loin là-bas, vers Dampierre, deux riches moments.

D'abord la petite route du Mousseau que je découvre, déserte à cette heure-là, qui s'élève à travers bois sans à-coups ; effort étale, contenu — ralentir un peu, accélérer à peine, maintenir le cœur dans la cadence qui fait du bien, 130-140 pulsations-minute — avant que les arbres s'écartant je débouche à l'air libre, face au hameau qui peu à peu sort de terre, m'offrant sa belle ferme ancienne et cachant le vilain silo, comme si malgré le coup de pédale poussif, ma petite cuisine patiente méritait un brin de récompense.

Deuxième montée vers le bonheur : dans la forêt au-dessus de Senlisse, lieu-dit la Malvoisine, où une autre ferme plus vieille, plus belle encore se cache au bord du plateau, je rejoins le méchant raidillon découvert il y a deux ans, puis perdu. Pas long, mais si raide qu'on est tout le temps près de coincer. Arrivé là par hasard la semaine dernière, j'avais fait lâchement un détour. Cette fois-ci je l'affronte. Il vire un peu, le sournois. Une brèche s'ouvre là-haut entre les arbres sur du bleu. Une porte étroite mène en plein ciel. Le bleu se rapproche, de plus en plus lentement. Poids de la fatigue, poids des ans.

Ça y est. Ric-rac. Tu serais allé plus vite à pied, vieux bonhomme. Le cœur, lui, excès de vitesse. Tant pis, laissons-le galoper un coup, c'est le petit extra du dimanche, on n'en mourra pas.

Et quand bien même.


(Journal infime, 2002)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°13 en septembre 2004)