CALVINO-MODIANO


Lisant, juste après Si par une nuit d'hiver... de Calvino, le dernier Modiano, Des inconnues, je félicite le hasard (sans croire en lui) d'avoir ainsi rapproché pour moi deux livres si exemplairement opposés. J'espère en parler ici sans les juger — n'ayant d'ailleurs aucune préférence.

Le Calvino représente pour moi ces livres pleins, d'une évidente richesse, admirablement construits, articulés, précis, débordants d'invention, d'intelligence, vous laissant aussi comblé qu'épuisé, hors d'état de les commenter — eux-mêmes l'ont déjà fait. Modiano, au contraire, c'est le vide. Peu d'histoire, peu de mots, rien que du flou, de l'incertain. On n'a pas grand-chose à en dire. (L'auteur non plus, à ce qu'il paraît.) Mais tout ce vide nous attire sournoisement, comme un appel d'air, jusqu'au cœur du livre. En lisant le troisième récit des Inconnues, où une jeune femme solitaire est peu à peu attirée dans une espèce de secte aux personnages ambigus (séduisants ou minables ? paumés ou manipulateurs ? bienfaisants ou dangereux ?), à peine esquissés mais d'une présence aussi obsédante, en fin de compte, que les figures minutieusement détaillées de Balzac, j'ai l'impression que cette histoire évoque aussi, en filigrane, celle du lecteur pris au piège. Un livre de Modiano est une toile d'araignée — dont l'ouvrière serait moins dévoreuse qu'engluée avec ses victimes.

Cette image du piège est incomplète : Modiano en même temps me libère. J'ai avalé Si par une nuit d'hiver... d'un trait, dans la plus grande concentration, toute envie d'écriture en sommeil ; chez Modiano au contraire, ma rêverie s'évade par les trous de l'histoire, le désir d'écrire se réveille.

Dora Bruder. Un point extrême. Dora Bruder a existé, elle a disparu dans les camps, très jeune, en 43. Modiano cherche ses traces. Il raconte avec la plus totale simplicité les maigres péripéties de son enquête. De Dora Bruder on ne sait à peu près rien. Ce rien est la matière du récit, le livre en est rempli, tendu, comme un dirigeable par le gaz. Le Paris d'aujourd'hui, hanté, perd sa substance, Dora Bruder et les autres fantômes occupent tout l'espace. Et moi lecteur, au bout du voyage, moi aussi je ne suis plus qu'une ombre, comme tous ceux qui se mettent à écrire.


(Journal infime, 1999)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°12 en août 2004)