Début juillet, nous partions sac au dos, elle et moi. Pendant vingt-cinq ans, par intermittences, nous avons exploré à peu près tout le Massif Central, les Préalpes de Digne, le Mercantour, le Queyras, un bout de Pyrénées, le Morvan. Mille paysages, mille souvenirs se mélangent. L'un de ceux-ci, pourtant minuscule, s'est incrusté plus profondément que les autres.
Auvergne, début des années 70. Nous dormons dans une grange entre deux tas de foin. La journée fut longue et chaude. Plusieurs fois dans la nuit je suis réveillé par la soif. Mes jambes, mon dos, tout mon corps baignent dans une lourdeur très douce. La gourde est posée près de moi. L'eau, divinement fraîche, a un goût de pierre et de métal. Quelques gorgées, puis la rivière du sommeil.
L'été vaudrait-il la peine sans ce bonheur de boire ? Y a-t-il plaisir plus élémentaire, plus total ? Non, je n'évoquerai pas ici les petites bières et autres raffinements faciles : je chante la vraie soif, et l'eau, son vrai remède. La pureté de l'eau, qui est le contraire de l'absence de saveur. Le petit goût de l'eau révèle son essence, comme le faisait si bien celui, basalto-ferrugineux, de ma gourde : l'eau est purement minérale. Rien d'animal, de végétal en elle. La donneuse de vie par excellence est ce que nous absorbons de moins vivant.
Il ne faudrait que boire. Manger, c'est broyer, s'approprier : acte violent, presque cannibale. Boire, au contraire, quelle harmonie, l'eau entre en moi inchangée, je l'accueille et m'y soumets, je la sens m'inonder, m'irriguer dans mes moindres cellules, je ne sais plus qui d'elle ou de moi contient l'autre.
Manger a quelque chose de sale, gluant, et même, en fin de parcours, malodorant ... Mais en buvant on se lave. Il faudrait toujours boire en abondance, un litre d'un coup, toute la gourde, pour mieux suivre l'eau dans le corps, puis l'admirer jaillir aussi limpide qu'à l'entrée.
Pendant tout le voyage la gourde est un objet précieux. Après, ce n'est plus qu'un machin cabossé qui donne à l'eau un goût de caoutchouc. On le balance dans le haut du placard. Pendant l'année je n'y boirais pour rien au monde, même après des heures de course. L'eau elle-même, la première soif étanchée, cède la place aux jus de fruits, aux boissons doucereuses. On redevient chichiteux comme avant. Pureté perdue.
(Journal infime, 1999)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°12 en août 2004)