YOURCENAR PAS SI NULLE


Souvenirs pieux de Yourcenar. Ma parole, j'aime ça ! Je remballe mes persiflages, comme une salle goguenarde vaincue par un orateur inspiré.

Que de belles pages ! Un peu trop belles peut-être, parfois, trop visiblement soignées, d'une dignité un peu raide. Tout en rompant avec le conformisme moral de sa famille, sur le plan de la langue l'auteur s'est montré plus fidèle aux aïeux. Ses traductions, à cause de cet idiome-là, vont du médiocre au consternant, mais sur ses propres terres elle s'en tire nettement mieux. Ces fards et ces drapés qui alourdissent, voire dénaturent Woolf ou Cavàfis, conviennent à ses personnages ; il accentue leur côté empesé, il contribue à les figer dans des poses de photographies anciennes ; cette langue désuète rend plus palpable, plus dense le passé.

Ce qui m'excite le plus dans ces pages biographiques : le cache-cache entre mémorialiste et romancière. La façon dont la seconde, quand les archives se taisent, prend le relais, en douce parfois. On démarre en suivant les sources et l'on se retrouve soudain, sans avoir vu la frontière, dans ce qui n'a pu être qu'imaginé. L'auteur a vampirisé son personnage ; il prend sa voix sans doute, mais c'est lui qui parle, admirable et inquiétant comme un ventriloque. La réalité apparaît ainsi en pleine lumière comme ce qu'elle est : une marionnette entre les doigts de la fiction. Il y a dans ce déploiement d'ailes de l'imaginaire, dans cette prise de pouvoir continuelle, impérieusement douce, une allégresse jouissive comme un envol.


(Journal infime, 2000)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°11 en juillet 2004)