PAGES D'ÉCRITURE

N°11 Juillet 2004



TRANCHE DE VIE


En ce temps-là, sortant de Versailles, les coureurs attaquaient la côte de Picardie, la dernière avant la plongée sur Paris. Toutes les courses passaient par là. Je ne les ai jamais vues dans la montée, mais plus loin, chez moi, en bas de la descente, où elles sont effacées par la vitesse.

Depuis qu'on a démoli le vélodrome du Parc des Princes, il y a trente-trois ans, et que les courses ont quitté la région, la route sous mon jardin est pour moi, malgré ses embouteillages, vacante comme le bras mort d'un fleuve. Quant à la côte abandonnée, on l'a rétrécie en un point à mi-pente pour freiner la circulation, comme on pince une artère, et elle s'endort peu à peu en route, partie dans le bruit de la ville pour s'achever entre deux socles géants sans leurs statues, portail désert de la forêt.

Il est des côtes capricieuses, vicieuses, mais Picardie brille par sa franchise : un kilomètre de montée douce, régulière, si droite que d'en bas on distingue le sommet. Il y a quelques années, un dimanche matin, j'avais emmené Ariane et Damien, onze et dix ans, eux pédalant, moi courant ; nous avons fait le tour du parc de Versailles, et arrivant au pied de la côte après vingt kilomètres, ils se sont écriés, Tu es fou, on n'y arrivera pas ! Je les poussais de la main et de la voix, je leur criais Allez Bobet ! Au sommet, Ariane essoufflée a levé le bras comme un champion vainqueur. Puis nous sommes rentrés par les bois de Fausses-Reposes, et dans les descentes ils me laissaient derrière.

Il y a huit ans de cela, et c'est aussi lointain que les épopées de mon enfance. Ou aussi proche. Je ne repasse pas souvent par là pour éviter d'user l'émotion, mais ce matin, jour des dix-huit ans de Damien, j'ai repris le fameux parcours. La machine vieillit, je ne ferai plus beaucoup de ces grandes virées. Là-haut, tout seul, suivant la coutume, j'ai levé le bras comme Ariane. Elle avait raison : monter Picardie ensemble, ce fut un grand moment. Une victoire partagée. Un des sommets de ma vie.


Ariane Damien Michel

*


Dans les forêts, comme dans certains de mes rêves, on est à la fois dedans et dehors. Sous ce toit qui laisse passer la pluie, entre ces murs opaques et poreux, je hante une forteresse ouverte où je peux me cacher ou surgir, traversant les rideaux comme un fantôme. J'aime y entrer, j'aime en sortir, j'aime aussi les découvrir de loin, comme hier après le long bout droit et plat d'Athis-Mons à Massy, quand est apparue enfin à l'horizon, au-dessus d'une mer de béton blafard, l'île sombre des bois de Verrières.

Les forêts d'Ile-de-France, presque toujours, sont retranchées sur les hauteurs. Attaquées d'en bas par les vagues urbaines, décimées d'en haut cette année par la tempête, elles s'accrochent, resserrent les rangs, se gonflent pour cacher plaies et vides, se hérissent de lances et de boucliers. L'assaillant, on l'attend de pied ferme.

De près, surprise : les prétendus guerriers n'étaient qu'un leurre, une habile protection, on n'a plus devant soi qu'un colloque muet de paisibles dormeurs debout.

Ivresse de rouler en forêt — plus le chemin se resserre, plus la vitesse me grise. Plus tard, vertige inverse en sortant à découvert. Infinité du monde, bonheur de n'être qu'une virgule perdue dans l'immense page. Après les bois de Saint-Cyr à Neauphle, avant la forêt de Marly, une grande plaine agitée que je traverse comme un bras de mer, enfonçant dans ses chemins terreux. L'autre jour, passé Villiers-Saint-Frédéric, à travers champs, dans le boyau de cailloux et de boue qui monte comme une tortue en me secouant patiemment, j'ai senti soudain la pesanteur se relâcher, une main géante me pousser aux fesses, élévation, vol terrestre, mini-miracle du dimanche, et plus tard encore, quittant Thierval, depuis le haut du rude raidillon jusqu'au beau village endormi de Davron, j'ai eu la vision d'un sentier parfait, caressé par deux rangées d'arbres, couloir secret d'un palais sans murailles, entre bonheur chaud du refuge et vertige d'étendues sans fin.


(Journal infime, 2000)









LECTURES


Ada de Nabokov : pour lecteurs virtuoses.

Précédée par un concert de cris au chef-d'œuvre, par la lecture d'autres livres du même auteur en guise d'échauffement, accompagnée de coups d'œil dans l'héroïque traduction française, l'exploration est impressionnante comme une marche en forêt vierge. Ada est d'une luxuriance inégalée. L'auteur connaît un tas de langues et tient à le faire savoir, il a tout lu, tout compris, comme ses deux jeunes surdoués de héros ; et surtout, qu'est-ce qu'il écrit bien ! Sur des centaines de pages, ça pétille, ça déborde. Quelle grâce mousseuse ! quelle légèreté ! Des tonnes de légèreté. Tout cela est si inexorablement génial qu'on se sent accablé, de trop. Si au moins il se passait quelque chose, pour nous distraire...

Je suis nul. J'ai mis des jours à trouver la clef. C'est pourtant clair ! Ada, comme disent les scientifiques, est un objet fractal : où qu'on le casse, on voit dans la fracture l'image de l'objet entier. Toute page du livre contient tout le livre. Ce Nabokov ! What a man ! Quel homme ! Kakoï tchelovek ! Conséquence : la lecture in extenso serait ici un pléonasme, un impair de plouc. Je me suis donc arrêté peu après le début, à la page 200.

(Un peu lourde aussi, mon ironie... Est-ce de l'agacement à l'égard de l'homme Nabokov, dont le manque d'humilité, pourtant, poussé à de tels sommets, touche au sublime ? Ou plutôt ne serais-je pas jaloux, férocement, de ces deux si jeunes gens qui s'aiment par le cœur et le corps, alors que j'en fus à leur âge si interminablement privé ?)


(Journal infime, 1999)


*


Souvenirs pieux de Yourcenar. Ma parole, j'aime ça ! Je remballe mes persiflages, comme une salle goguenarde vaincue par un orateur inspiré.

Que de belles pages ! Un peu trop belles peut-être, parfois, trop visiblement soignées, d'une dignité un peu raide. Tout en rompant avec le conformisme moral de sa famille, sur le plan de la langue l'auteur s'est montré plus fidèle aux aïeux. Ses traductions, à cause de cet idiome-là, vont du médiocre au consternant, mais sur ses propres terres elle s'en tire nettement mieux. Ces fards et ces drapés qui alourdissent, voire dénaturent Woolf ou Cavàfis, conviennent à ses personnages ; il accentue leur côté empesé, il contribue à les figer dans des poses de photographies anciennes ; cette langue désuète rend plus palpable, plus dense le passé.

Ce qui m'excite le plus dans ces pages biographiques : le cache-cache entre mémorialiste et romancière. La façon dont la seconde, quand les archives se taisent, prend le relais, en douce parfois. On démarre en suivant les sources et l'on se retrouve soudain, sans avoir vu la frontière, dans ce qui n'a pu être qu'imaginé. L'auteur a vampirisé son personnage ; il prend sa voix sans doute, mais c'est lui qui parle, admirable et inquiétant comme un ventriloque. La réalité apparaît ainsi en pleine lumière comme ce qu'elle est : une marionnette entre les doigts de la fiction. Il y a dans ce déploiement d'ailes de l'imaginaire, dans cette prise de pouvoir continuelle, impérieusement douce, une allégresse jouissive comme un envol.


(Journal infime, 2000)









NOTES DU TRADUCTEUR


Dans un poème de Yòrgos Markòpoulos, passe une fanfare où un jeune garçon, qui joue du trombone, est coiffé d'un grand chapeau. La fanfare tourne et lui continue tout droit «avec le trombone et son grand chapeau». J'ai envie d'écrire «son trombone» et je m'y autorise : si le poète ne l'a pas fait, c'est sans doute qu'il aurait dû ajouter une particule possessive, et donc une syllabe de plus qui ferait boiter le vers ; alors que pour moi, le choix entre «le» et «son» ne modifie rien au rythme du vers français.

D'où ce théorème qui me paraît précieux :

Si mon auteur a écrit (ou n'a pas écrit) quelque chose non par libre choix, mais parce qu'il y était linguistiquement contraint, dans ce cas j'ai peut-être le droit de ne pas le suivre.


*


Intérêt fasciné pour les différences minimales, les pesées les plus infimes. «Ensuite il alla» ou «Il alla ensuite» ? «Ensuite» ou «puis» ? Il y a toujours une différence. Bonnet blanc et blanc bonnet, désolé, pas pareil.

Claire Malroux, traduisant Emily Dickinson, devait-elle préférer

«Il n'y avait — ni Opale Troupeau — ni Pré»

ou bien

«Il n'y avait — ni Troupeau Opale — ni Pré» ?

Pas retrouvé la citation. Je ne sais plus ce que Claire a choisi, et je lui fais confiance. Quant à moi, je penche tantôt pour la première phrase, plus vive ([paltrou] rebondissant mieux que le lourd [po-opa]), tantôt pour la seconde, plus naturelle, l'adjectif antéposé de la première me semblant un peu affecté.


*


Certaines choses, trouvées dans des traductions récentes, que mon oreille ne m'aurait pas laissé écrire.

«...au-dessus du bassin à présent à sec.»

«...un médecin qu'il avait appelé il y avait déjà un mois de cela...»

«Et peut-être était-ce ce qui s'était passé.»

«Même ma rudimentaire fleur.» Pourquoi cette inversion si peu naturelle ? Pour éviter, j'imagine, le frottement des [r] dans «fleur rudimentaire» — frottement qui me semble moins grave, pour ma part, que cette inversion-là ; et puisqu'on recherche l'euphonie, comment tolérer le pénible me-me-me qui précède ?


*


Dans Femmes amoureuses, de D.H. Lawrence, le personnage a pour partenaire amoureux... la végétation :

«...et puis serrer contre son cœur le tronc argenté d'un bouleau, sa douceur, sa dureté, ses nœuds et ses rides vitaux...»

Le traducteur a fait consciencieusement son travail, mais le «vitaux» à la fin, pourtant parfaitement correct, me reste en travers. Ce masculin se heurte au féminin précédent, et surtout, s'agissant d'une étreinte amoureuse avec une nature féminisée, il fallait terminer par une note féminine. Les nœuds cesseront d'être vitaux ? Et alors ?









LE POÈTE DE L'ANNÉE

Stratis Pascàlis


cela fait longtemps que les passions m'ont visité

et moi perché dans une pièce pleine de livres

un peu plus haut que les courants traversant la terre

un peu plus bas que les points où les morts s'apaisent

certains jours j'ai soif des sensations les plus abruptes

celles que le cerveau sait découvrir

et je me sens comme un ermite

feuilletant sans cesse des cahiers vides et froids

où tombe sur les feuilles blanches une encre noire amère

et j'ai l'air d'un homme absolu oubliant la tristesse


*  *  *


(l'étoile du berger)


le visage du Christ se détourne

et la chair se change en acier

l'eau en plomb

les nuages en cailloux

le pain à peine touché par la lame

s'éparpille comme la terre, et tous les vains rideaux

de notre vie sont déchirés

s'écroulent

et ce n'est qu'au-dessus du dos

au tournant du temps

que méchamment étincelle une lumière

hasardeuse


*  *  *


l'autre jour j'ai vu la beauté

entrer indifférente

dans une rame —


les gens passaient dans la rue

moroses impénétrables et peut-être fatals


*  *  *


et le chant sort d'un sillon de larmes

ces larmes issues de la pierre du cœur

ou surgies soudain — vague de joie et d'amertume —

quand on pense à la vie

et qu'alentour on voit exister les miracles

sans qu'on le veuille et même sans qu'on le sente

alors des mots jaillissent de notre souffle


(Comédie)









CULTURE GÉNÉRALE

Savez-vous d'où viennent ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Depuis quelques années notre civilisation est entrée en décadence. Les enfants n'obéissent plus à leurs parents. Et chacun d'eux voudrait écrire un livre. La fin du monde est proche.



2


Toutes choses sont dites déjà, mais comme personne n'écoute il faut recommencer.



3


Qui n'a pas commencé par imiter ne sera jamais original.



4


Pour bien écrire, il faut une facilité naturelle et une difficulté acquise.



5


Le style, pour l'écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision.



6


On ne peut travailler à un ouvrage qu'après en avoir fait le plan, et un plan ne peut être bien fait qu'après que toutes les parties de l'ouvrage sont achevées.









BRÈVES


Je commence à m'y perdre, sur mon site... En ce mois de juillet, tenez, encore des arrivages :

— PAGES D'ÉCRITURE n°11 ;

— la suite du voyage grec dans ELLE, MA GRÈCE ;

— quelques très anciens chants populaires dans MADE IN GREECE ;

— mon premier roman : UNE PETITE OUVRIÈRE ;

— une pub à la louange de la religion, pour me faire pardonner mes nombreux péchés.


*


Pas beaucoup avancé dans mon apprentissage de Photoshop, mais la Providence m'envoie Carole — encore une ancienne élève (Brimeil 1972), retrouvée grâce à volkovitch.com —, laquelle s'offre pour guider de loin ma main tâtonnante. Le cousin Marc à Genève, Carole à New-York et moi dans ma banlieue de Paris... La toile s'étale...


New-York Genève

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De Domenico Scarlatti, je n'ai longtemps connu qu'une sonate, la K.27, celle que jouait l'oncle Blaise (père du cousin Marc), dans un tempo et une sérénité parfaits que j'ai rarement retrouvés depuis chez les pros. Des sonates pour clavier, Scarlatti en a écrit 550 ! Il n'a rien fait d'autre dans les vingt dernières années de sa vie ! L'intégrale, due à l'étincelant Scott Ross, occupe une quarantaine de CD. Les découvrant à la médiathèque de Sèvres, bien tranquilles dans leur bac (on ne se bouscule pas autour), j'ai décidé de tout écouter. J'arrive à la moitié du voyage ; moi qui aimais bien Scarlatti, sans excès, plus je l'écoute, plus je suis emballé. Pourtant il se répète, le cher homme, il ne fait même que ça, sous ses dehors joyeux sa musique est obsessionnelle de façon quasi névrotique. Mais justement, cette accumulation exubérante, qui peut lasser d'abord, nous entraîne peu à peu dans une espèce de folie tournoyante et j'en redemande, je suis accro, atteint de scarlattine aiguë...


*


Je cherche des livres sur la musique. Des livres à mi-chemin de la musicologie aride et du sentimentalisme mou, qui fassent voir en tel ou tel morceau, à travers l'appréhension de ses formes, un parcours, un voyage, une recherche — parcours du compositeur lui-même, et aussi de l'auteur du livre, qui cherche à travers cette musique une lumière sur lui-même et le monde qui l'entoure.

Un peu déçu par Musique secrète de Richard Millet (Gallimard), où l'immense culture de l'auteur, son élitisme, sa froideur, la raideur léchée de sa prose et sa totale absence d'humour m'ont inspiré au mieux de l'admiration, au pire un ennui agacé, quelques rares moments d'émotion mis à part.

Je ne suis pas un inconditionnel du rock, mais quelle étroitesse d'esprit dans sa condamnation par le très digne Richard Millet...

Essayé ensuite L'âme de Hegel et les vaches du Wisconsin du très médiatique Alessandro Baricco (Folio). Le titre annonçait quelque chose de frais, de marrant. Mensonge éhonté ! La traduction de Françoise Brun est impeccable, mais j'ai dû me farcir un texte sec, cérébral, culminant dans une satire beauf et fielleuse de certaines musiques d'aujourd'hui.

J'allais décerner à ce pensum le prix du plus mauvais livre 2004, au moment où je suis tombé sur deux ou trois pages éblouissantes, sans doute les plus belles que j'aie jamais lues sur Mahler.

Comme quoi il faut toujours aller au bout d'un livre. Dans le plus nul d'entre eux, il y a toujours au moins une virgule à sauver.


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Des rivières plein la voix de Ludovic Janvier (Gallimard) : un livre entier à la gloire des cours d'eau de France. Attention, pas de géographie ou de tourisme ici : on nage dans la poésie. Janvier, tout comme Ponge autrefois, recourt à tous les pouvoirs des mots pour nous faire voir, sentir, toucher son objet, construire son équivalent verbal. Nous voilà embarqués sur une rivière de langage, toute en méandres et douces lenteurs, à la fois mouvante et immobile comme l'eau des fleuves — une rivière musicale, rêveuse et claire, tout comme la langue française elle-même. Car ce livre a deux héroïnes, deux sœurs : la Rivière et notre langue. «Le français parle un pays d'eau douce», dit l'auteur.

Est-on en prose ? en poésie ? Tantôt un groupe de vers émerge comme une île, tantôt, le plus souvent, dans le courant calme de la prose, la poésie affleure en remous légers. Ou plutôt non : ces pauvres distinctions scolaires n'ont plus court, prose et poésie ont mêlé leurs eaux.

On patauge un peu parfois, au début — mais n'est-ce pas la rivière qui veut ça ? — avant de se laisser emporter peu à peu, bienheureux. On rencontre au passage quelques paysages inattendus, mais accordés au thème de l'eau. Ne pas manquer les passages sur la musique, le paragraphe du chant choral, la page prodigieuse sur un raga du matin chanté par les frères Daggar. On sort de ce bain de lecture lavé, rafraîchi, stimulé autant qu'apaisé, avec la double envie de contempler la splendeur du monde à nouveau, et de retourner «se vautrer dans les mots».


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Sujet très différent, mais démarche assez parallèle, dans le nouveau recueil de Jean-Claude Pinson. Les calmes rivières font place aux torrents brûlants du free jazz, passion de l'auteur depuis quarante ans. Free jazz (Joca Seria), cinquième épisode d'une autobiographie en poèmes commencée avec les délicieux J'habite ici et Laïus au bord de l'eau (Champ Vallon), entrechoque mélancolies présentes et souvenirs musicaux frénétiques, brasse thèmes et scènes hétéroclites, jazz, hydravions, Norvège, Wittgenstein, retrouvant dans ses échevellements les errances, éclats et embrasements des grandes envolées d'Ornette Coleman, Coltrane et autres.


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Yves Pagès, je m'en régale aussi. Le grand souvenir que m'ont laissé les Petites natures mortes au travail (Points Seuil) est confirmé par ses Portraits crachés (Verticales). Ce type est féroce. Il n'a pas son pareil, aidé en cela par sa formation d'économiste, pour démonter les rouages de notre société libérale en jetant une lumière précise et crue sur les horreurs de la machine à broyer. Son usage de la langue est violemment inventif ; sa prose minée de jeux de mots qui tuent, aussi déglinguée d'apparence que ses personnages de paumés, est en même temps l'une des plus subtiles et raffinées qui soient.

Un léger reproche : la deuxième partie du livre, qui reprend des articles de presse, satirise de façon un peu frontale pour mon goût ; mais le début est du meilleur Pagès. Une soixantaine de portraits-minute, rarement plus d'une page, font défiler divers déjantés ou cabossés dans un grand jaillissement de folie, d'absurde et d'humour noir. La cocasserie la plus débridée débouche soudain sur l'horreur ; Pagès frappe ici de biais, de façon plus subtile, plus cinglante.


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Je ne parle pas ici de toutes mes lectures. Certains livres, quand je les retrouve dans la pile un mois plus tard, ne me laissent plus aucun souvenir ! D'autres, au contraire, s'insinuent et s'installent en moi, comme Derrière la baignoire de Colette Audry (Folio).

Je n'aurais jamais ouvert ce bouquin si Pontalis ne l'avait chaudement recommandé dans l'un de ses livres. C'est une histoire vraie : le récit des années que l'auteur a passées avec un chien. Un chien caractériel, insupportable, dont l'amour encombrant a empoisonné sa vie, suscitant à la fois un attachement profond et des idées de meurtre. Ça démarre tranquille, on s'apprête à vivre une sympathique histoire de bêtes ; au bout du livre on est bouleversé. On a rarement décrit avec autant de finesse la relation entre l'homme et les animaux. Mais le miracle, c'est que Colette Audry a su montrer en même temps tout ce qui nous sépare à jamais de l'animal, et tout ce en quoi il nous ressemble ; on en vient à lire en filigrane, derrière l'histoire d'amour avec un chien — et c'est là qu'elle devient d'une tristesse infinie —, un portrait agrandi de l'amour en général, avec ses mystères, ses malentendus, ses impasses, condamné lui aussi, semble-t-on nous dire, à l'incompréhension et la solitude.

Allons, courage, amants ! Gardons l'espoir !


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Vous croyez qu'on va se reposer au mois d'août ?

Dès le 1er du mois, nous goûterons l'eau des montagnes ; notre soif de beauté nous mènera vers Modiano et Calvino, puis vers Virginia Woolf que nous traduirons ; nous visiterons Athènes où nous attend le fantôme de Georges Cheimonas, écrivain aussi étrange que génial ; nous finirons transportés dans les airs...


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