En ce temps-là, sortant de Versailles, les coureurs attaquaient la côte de Picardie, la dernière avant la plongée sur Paris. Toutes les courses passaient par là. Je ne les ai jamais vues dans la montée, mais plus loin, chez moi, en bas de la descente, où elles sont effacées par la vitesse.
Depuis qu'on a démoli le vélodrome du Parc des Princes, il y a trente-trois ans, et que les courses ont quitté la région, la route sous mon jardin est pour moi, malgré ses embouteillages, vacante comme le bras mort d'un fleuve. Quant à la côte abandonnée, on l'a rétrécie en un point à mi-pente pour freiner la circulation, comme on pince une artère, et elle s'endort peu à peu en route, partie dans le bruit de la ville pour s'achever entre deux socles géants sans leurs statues, portail désert de la forêt.
Il est des côtes capricieuses, vicieuses, mais Picardie brille par sa franchise : un kilomètre de montée douce, régulière, si droite que d'en bas on distingue le sommet. Il y a quelques années, un dimanche matin, j'avais emmené Ariane et Damien, onze et dix ans, eux pédalant, moi courant ; nous avons fait le tour du parc de Versailles, et arrivant au pied de la côte après vingt kilomètres, ils se sont écriés, Tu es fou, on n'y arrivera pas ! Je les poussais de la main et de la voix, je leur criais Allez Bobet ! Au sommet, Ariane essoufflée a levé le bras comme un champion vainqueur. Puis nous sommes rentrés par les bois de Fausses-Reposes, et dans les descentes ils me laissaient derrière.
Il y a huit ans de cela, et c'est aussi lointain que les épopées de mon enfance. Ou aussi proche. Je ne repasse pas souvent par là pour éviter d'user l'émotion, mais ce matin, jour des dix-huit ans de Damien, j'ai repris le fameux parcours. La machine vieillit, je ne ferai plus beaucoup de ces grandes virées. Là-haut, tout seul, suivant la coutume, j'ai levé le bras comme Ariane. Elle avait raison : monter Picardie ensemble, ce fut un grand moment. Une victoire partagée. Un des sommets de ma vie.
(Journal infime, 2000)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°11 en juillet 2004)