Le médecin m'avait dit : Votre genou, en attendant de guérir, peut sûrement pédaler sans se faire de mal.
Une demi-heure plus tard j'achetais un vélo.
Je ne devrais pas écrire ce qui va suivre. Critiquer le vélo, grâce à qui je ne me sens plus infirme, qui m'a fait retrouver l'exaltation douce des longs efforts, la bienheureuse lassitude qui suit ! Aussi je tiens d'abord à dire quelle merveille c'est, un vélo. Ce qu'on fait là-dessus est un miracle. Tenir en équilibre, et à l'aise encore ! Filer à une telle vitesse en n'utilisant que notre seule énergie ! Et — le plus étonnant — ne pas s'en étonner ! Le quotidien est fantastique.
Je m'assois sans le savoir sur un chef-d'œuvre de technologie. Légèreté, robustesse, précision, confort. Passage onctueux des vitesses, bosses du chemin effacées par la fourche magique. N'empêche que le vélo n'est pas si facile à vivre. Ce qui frappe d'abord l'ex-piéton, c'est son tempérament excessif. Sa façon d'accentuer les reliefs : tapis volant dans la descente, et en montée, boulet. Après l'extase, la gueule de bois. L'ivresse à deux roues elle-même est suspecte : elle ne vient pas de moi, je ne l'ai pas méritée, je triche. En fait, bien qu'elle me grise, la descente avant tout me dessoûle : elle interrompt ma pédalée, je perds le fil de l'effort, un charme est rompu. Le vélo, machine cyclothymique, travaille dans la cassure, l'à-coup, les hauts et les bas. D'où son danger : à force de goûter le paradis artificiel des descentes, l'enfer qui vient après paraît intenable. Que les pros du vélo se droguent, ça se comprend.
Le coureur à pied, lui, calme le jeu. Plus ou moins longue, mais régulière, appuyée sur le souffle, sa foulée aplanit la route. Le nirvana qu'elle secrète est fait de permanence, d'un contact avec la terre sans cesse confirmé, ferme et franc, sans rudesse. Loin de la survoler, de la dédaigner du haut de sa selle, le coureur s'y appuie, s'y régénère comme Antée. Courir adoucit le monde.
Le cycliste est dieu ou damné ; le coureur est un homme.
Je sais, je caricature. J'oublie le dérailleur, cette invention sublime qui introduit modération, science et sagesse dans l'univers brutal du vélo. Le dérailleur, c'est l'humain qui revient. Mon vélo, je l'ai tout de suite aimé comme un frère. Un frère dur, anguleux, parfois capricieux. De temps à autre il m'envoie valser — honteux quand même, il chute avec moi, c'est gentil. Les jours de grande gadoue, au retour, je dois rester un bon quart d'heure à le passer au jet, à le brosser dans tous les recoins avec une brosse à dents. Ce que je fais sans trop râler ; mais en ce moment où j'écris, apercevant sous le radiateur de la salle de bains mes Nike de coureur, leurs courbes souples, animales, j'éprouve pour elles une affection autre, plus chaude, comme si elles au moins faisaient partie de mon corps.
(Journal infime, 2000)
(Photo Clara Antonelli)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°9 en mai 2004)