PAGES D'ÉCRITURE
N°9 Mai 2004
Le médecin m'avait dit : Votre genou, en attendant de guérir, peut sûrement pédaler sans se faire de mal.
Une demi-heure plus tard j'achetais un vélo.
Je ne devrais pas écrire ce qui va suivre. Critiquer le vélo, grâce à qui je ne me sens plus infirme, qui m'a fait retrouver l'exaltation douce des longs efforts, la bienheureuse lassitude qui suit ! Aussi je tiens d'abord à dire quelle merveille c'est, un vélo. Ce qu'on fait là-dessus est un miracle. Tenir en équilibre, et à l'aise encore ! Filer à une telle vitesse en n'utilisant que notre seule énergie ! Et — le plus étonnant — ne pas s'en étonner ! Le quotidien est fantastique.
Je m'assois sans le savoir sur un chef-d'œuvre de technologie. Légèreté, robustesse, précision, confort. Passage onctueux des vitesses, bosses du chemin effacées par la fourche magique. N'empêche que le vélo n'est pas si facile à vivre. Ce qui frappe d'abord l'ex-piéton, c'est son tempérament excessif. Sa façon d'accentuer les reliefs : tapis volant dans la descente, et en montée, boulet. Après l'extase, la gueule de bois. L'ivresse à deux roues elle-même est suspecte : elle ne vient pas de moi, je ne l'ai pas méritée, je triche. En fait, bien qu'elle me grise, la descente avant tout me dessoûle : elle interrompt ma pédalée, je perds le fil de l'effort, un charme est rompu. Le vélo, machine cyclothymique, travaille dans la cassure, l'à-coup, les hauts et les bas. D'où son danger : à force de goûter le paradis artificiel des descentes, l'enfer qui vient après paraît intenable. Que les pros du vélo se droguent, ça se comprend.
Le coureur à pied, lui, calme le jeu. Plus ou moins longue, mais régulière, appuyée sur le souffle, sa foulée aplanit la route. Le nirvana qu'elle secrète est fait de permanence, d'un contact avec la terre sans cesse confirmé, ferme et franc, sans rudesse. Loin de la survoler, de la dédaigner du haut de sa selle, le coureur s'y appuie, s'y régénère comme Antée. Courir adoucit le monde.
Le cycliste est dieu ou damné ; le coureur est un homme.
Je sais, je caricature. J'oublie le dérailleur, cette invention sublime qui introduit modération, science et sagesse dans l'univers brutal du vélo. Le dérailleur, c'est l'humain qui revient. Mon vélo, je l'ai tout de suite aimé comme un frère. Un frère dur, anguleux, parfois capricieux. De temps à autre il m'envoie valser — honteux quand même, il chute avec moi, c'est gentil. Les jours de grande gadoue, au retour, je dois rester un bon quart d'heure à le passer au jet, à le brosser dans tous les recoins avec une brosse à dents. Ce que je fais sans trop râler ; mais en ce moment où j'écris, apercevant sous le radiateur de la salle de bains mes Nike de coureur, leurs courbes souples, animales, j'éprouve pour elles une affection autre, plus chaude, comme si elles au moins faisaient partie de mon corps.
(Journal infime, 2000)
(Photo Clara Antonelli)
Petit jeu pour pimenter la lecture du Monde des livres, si fadasse parfois : repérer, sans voir la signature, les papiers de Josyane Savigneau. Je tombe sur ce début : «Voici un homme qui, de plus en plus, dérange tout le monde, ce qui est assez bon signe pour un écrivain.» Je saute à la fin : «une qualité qui se raréfie dangereusement et qu'on désigne par un mot devenu presque désuet : l'élégance.» Aucun doute : c'est elle, montée sur ses deux grands dadas. Primo, nous sommes en pleine décadence ; secundo, le complot des bien-pensants a soumis toute la planète (excepté une poignée d'esprits libres, genre Philippe Sollers). Poncifs aussi vieux que le monde, mais qu'elle manie avec une obstination, une délectation dans l'aigreur, insurpassables. C'est quoi, le féminin de scrogneugneu ?
La semaine dernière elle faisait l'article pour L'inceste, le dernier Christine Angot, dont on cause beaucoup avant les prix. L'auteur y déballe sa vie en tranches bien saignantes (une liaison qui explose, l'inceste avec le père jadis), exposant ses proches aussi crûment et nommément qu'elle-même. Savigneau, extasiée : «Christine Angot va gagner. Parce qu'elle ne risque pas de plaire. Elle va trop vite, trop fort, trop loin. (...) Elle casse tout, elle dit tout ce qui ne se dit pas, (...) elle choque, elle attaque tous les conformismes. (...) Elle enjambe la niaiserie fin de siècle...» etc. etc. etc.
J'achète le bouquin. Pourquoi ? Voyeurisme ? Masochisme ? (Un lecteur sérieux doit lire aussi des choses étrangères à lui, qui ne lui plairont pas.) Sadisme ? (Ce sera sûrement nul, et j'aurai la joie d'écrire une page méchante.) Opportunisme ? (Un peu de rosserie, rien de tel pour renflouer mon image trop molle...)
Et me voilà parti pour estoquer Angot, olé ! devant mon quarteron de lecteurs. Je lis... Premières pages agaçantes, comme prévu. Angot écrit au marteau-pilon et ponctue au hachoir. Ça se mélange, comme chez Faulkner. Ça se répète, se déglingue, comme chez Duras. Toutes proportions gardées ! Mais rien de choquant. Comment choquer aujourd'hui ? Je m'habitue. Après cent pages un peu longues, ça descend jusqu'à la fin et non, ce n'est pas nul. Juste surfait, dans l'air du temps, d'une sincérité parfois malhabile, ou trop habile, on ne sait. La grande absente pour moi, c'est l'émotion. Un comble ! Ce récit de douleurs extrêmes, dans une langue torturée qui vous cogne dessus, me laisser froid ! J'en suis mortifié, comme d'un échec de la littérature, ou de ma sensibilité. Décidément, l'hystérie et moi... Cette fille est malade, pour ne pas dire folle. Elle-même le dit. En la présentant comme une conquérante, une golden girl littéraire, Savigneau nous arnaque niaisement. (Angot «va gagner» ? C'est quoi, gagner, pour un auteur ? Bouillon de culture ? Savigneau ? Un gros chèque ? Vraiment ?) Angot c'est plutôt la déboussolée, la naufragée qui s'accroche à sa planche. Elle l'avoue humblement — c'est le meilleur du livre. Tolstoï dit que les écrivains sont la vraie aristocratie. Je t'en foutrai, petit père. Insuffisants, décalés, paumés, parias — sinon socialement, du moins dans leur tête : là oui, je les reconnais.
Moi, je ne suis pas de la confrérie. Trop normal. Trop clean.
Quelle idée aussi de lire Angot après Jean Reverzy. Le passage raconte les derniers jours d'un homme. On avance avec lui vers la mort, tout doucement, sans cris ni gesticulations, dans une alliance de dénuement sordide et de sérénité. Au lieu de m'alpaguer, de me secouer, l'auteur soliloque à côté de moi, sans me regarder, à voix basse. Dans l'écriture aussi, un dépouillement, une simplicité absolus. La subtilité la plus discrète. Un travail à l'ancienne, intemporel. Et j'en suis bouleversé — si ce mot brutal convient pour cette imprégnation, cette lente infusion de chagrin et d'apaisement, de grisaille rayonnante.
Grâce à Reverzy je connais maintenant la mort. Médecin comme son narrateur, il était de ses intimes ; elle l'a emmené jeune encore, comme son héros. C'est Nadeau qui le publia dans les années 50 et me l'a fait découvrir. Trouvant chez un soldeur un volume de l'édition originale, froissé, jauni, cadavre de papier, je me suis souvenu des pages ferventes où Nadeau évoque Reverzy dans Le roman français depuis la guerre puis Grâces leur soient rendues. Il me tendait là un nouveau cadeau. Je le saisis des années plus tard, intact. Angot, Reverzy : où est le mort ? le vivant ?
(Journal infime, 1999)
J'ai d'abord écrit, dans ce poème d'Elỳtis :
«Je progresse à l'instinct ne sachant quel jour»...
Le rythme du vers (6+5) me convient, j'en fais d'ailleurs un usage immodéré. C'est «progresse» qui me gêne, ces [pr] et [gr] râpeux.
«J'avance à l'instinct ne sachant quel jour»...
Les trois [a], les deux [an] cimentent le vers. Evidemment ce rythme 5+5 a mauvaise réputation en poésie française. Mais au moment d'essayer de le changer, je m'aperçois qu'après tout il n'a pas si triste allure. En fait, c'est 2+3+2+3 ou 3+2+3+2, redondants personnages, qui fatiguent l'oreille. Mon 2+3+3+2 présente un mélange intéressant de symétrie et de déséquilibre, il a quelque chose de boiteux, de tâtonnant, de retenu qui vient au bon moment.
Se prendre en défaut, dégommer une de ses idées reçues, petit régal intime. Impression qu'une nouvelle porte s'ouvre. Je me dis qu'en progressant ainsi peu à peu on arriverait à répertorier toutes les cellules rythmiques et leurs combinaisons, à codifier leur valeur expressive ; en atteignant ainsi à la totale maîtrise du rythme, on pourrait même — dans très longtemps, après ma mort j'espère — faire calculer par l'ordinateur, à partir des données sémantiques d'un énoncé, le rythme idéal pour l'habiller.
(On obtiendrait sans doute ainsi des textes agréables, mais un peu convenus et lassants à la longue : l'émotion suppose une certaine dose d'imprévu, et peut-être même d'imperfection...)
Elỳtis encore.
Longue bataille avec un premier vers. L'attaque doit avoir un rythme fort, pas question de laisser filer, comme on peut le faire à l'intérieur du poème, ici ou là, en attendant de retomber sur ses pattes avec le vers suivant. Enfin, à force de tâtonnements, j'arrive à quelque chose :
«Tu t'assois dans la barque où tu veux, en arrivant elle sera vide...» (Le e muet de «elle» est élidé : je dis les vers d'Elỳtis au plus près de la parole familière.)
C'est à la fois souple et fermement scandé. Je compte... Mais je connais ça ! C'est le vers inventé par Réda dans «À Fletcher Henderson» (L'improviste, Folio, p.74) : 9 (3+3+3) + 8 = 17.
«Hérissé l'horizon qui rugit casse et d'un coup toutes ses vagues...»
L'aurais-je trouvé en moi-même, ce beau rythme inhabituel, si je n'avais pas lu Réda ? si je n'avais pas surtout copié ce poème pour en faire profiter mes apprentis de Charles V et Bruxelles, m'en imprégnant à mon insu ?
Il vaudrait mieux que s'étende ici un silence
plein du bruissement de chuchotis fervents,
puisqu'il n'est pas de voix ni de langue pour épeler
de ton absence l'abandon douloureux,
assez pour que toute ma passion déborde,
éclate en vain et fuse en l'air
tel un volcan dévastant
ses propres pentes.
Humbles pierres de la terre
et vous broderies discrètes au firmament, dites-moi
si une telle solitude est de ce monde
et les coups qu'on entend aux heures de détresse
qui semblent me blâmer
allez, dites-moi si ce sont des coups d'aile
ou d'épée.
Il prend figure si vite, le vide et apparaît
un ange, tel un rayon
dont la lumière parfois traverse l'air
et les vers luisants de la poussière soudain visibles tourbillonnent comme l'univers,
bataillons ailés, que bouche bée nous voyons se former, fruit d'un immatériel accouplement,
et les mots manquent pour une pareille apparition,
en suspens dans la chambre noire teintée de bleu,
sans plus d'image ou de figure qui résiste
à une telle confession.
Ô rivière immobile dans la nuit des coupoles
source pétrifiée, habit brodé d'or, lambeau superbe —
qui luis là-bas comme si tu étais vivante
dans le désert profond du temple, jusqu'à ce que mes yeux
se ferment à jamais, devenant tombeau pour mes visions
des clameurs s'élèveront entre les débris
une fissure de lumière devant moi s'ouvrant m'appelant à l'envahir à me faire fraîcheur,
les mondes alentour éclat éternel et moi brisé j'emporterai toujours un morceau de la terre ferme.
(Mihaïl)
(réponse sur le numéro de la citation...)
Personne ne se hasarde à prononcer le mot «cancer» ; rien d'étonnant à ce qu'on n'ait pu, jusqu'à présent, vaincre le cancer. Parce que les médecins n'osent pas appeler le diable par son nom, ils ne peuvent pas non plus le chasser.
La lucidité, la raison, le langage vivant sont des arbustes qui requièrent des soins infinis, qui crèvent sans cesse, parce qu'ils ne trouvent aucune terre en nous.
Quand nous parlons nous ne faisons que mastiquer nos morts.
On est autant de fois homme qu'on connaît de langues.
Quand nous lisons, nous, si saturés d'écriture française que notre corps entier nous donne l'impression d'être une pâte faite avec des mots, trouvons-nous jamais une ligne, une pensée qui ne nous soit familière, dont nous n'ayons eu, au moins, le confus pressentiment ?
Le cousin Marc, mon Maître de Toile, me signale 436 visiteurs en mars (après écrémage des connexions bidon). Ce qui équivaudrait, d'après nos calculs, à une centaine de volkonautes fidèles et attentifs.
L'opulence.
Nouveautés de mai : les Pages d'écriture du mois, la troisième et dernière partie de l'hommage à Ioànnou dans Made in Greece, une page théâtre dans Made in Greece également, un tendre salut à la banlieue de Paris (Beauté suburbaine) et trois pubs.
L'une d'elles inaugure une grande campagne anti-pornographique. Disons NON à la nudité ! Un peu de pudeur, que diable ! Notre slogan : volkovitch.com, le seul site sans femmes à poil ! (Sauf cas de force majeure.)
La traduction, naguère, on n'en parlait pas. C'était la fille de cuisine des agapes littéraires. Silence, les domestiques ! Puis, dans les années 80, elle a pris la parole et ça n'arrête plus : livres, revues, actes de colloques, études, témoignages, un raz de marée. Tenir sur le sujet un discours neuf et substantiel devient une gageure. Carlos Batista, traducteur de Lobo Antunes, y parvient pourtant dans son Bréviaire du traducteur (Arléa).
Dès la première page, en lisant ceci : «Peser le sens des mots m'équilibrait», on voit que cet homme connaît la musique et que ses neurones sont vifs comme sa plume. Ce qui se confirme ensuite sur cent pages d'aphorismes, dont les métaphores aiguës, comme autant de flèches, touchent la cible sous un nouvel angle à chaque fois.
«Au mieux, la traduction est une falsification réussie, une élégante escroquerie ; au pire, c'est une œuvre de fossoyeur, un certificat de décès.»
«Devant l'original, le traducteur doit s'agenouiller sans se prosterner.»
«Il faut plonger dans l'inconscient du texte pour retrouver la source et s'en laisser guider.»
«Tel un boomerang, la traduction doit s'éloigner de l'original selon une boucle idéale pour revenir fidèlement, mais par un autre biais, à son point de départ.»
Ce type est un poète. Rien d'étonnant : notre travail sur les mots, tâtonnant, sensoriel, appelle cette pensée par images.
On incite vivement Carlos Batista à continuer d'écrire — sans cesser de traduire.
N'empêche que je suis frappé par les scrupules, les angoisses perpétuelles du confrère. Du coup je m'inquiète : je traduis sans douleur, traduire me réjouit, est-ce grave, docteur ?
Pas toujours d'accord avec ce Bréviaire, et peu importe. Et même tant mieux. Envie de dialoguer avec lui par écrit, sur certaines de ses pensées. (Un genre à développer, qui semble fait pour Internet.)
Remix #1 (Hachette-Littératures). Curieux objet, formule insolite : cinq nouvelles originales sont reprises, réécrites, bref «remixées» comme on fait dans le hip hop ou la techno, chacune par deux écrivains différents. Passons sur la qualité des textes, très variable ; l'important, c'est que s'invente ici, semble-t-il, une nouvelle forme de lecture, en 3 D, à la fois linéaire et transversale, toute en échos et en écarts, palimpsestueuse, qui peut faire de trois textes moyens superposés le lieu d'une expérience intense. Parmi les contributeurs : Jean-Claude Pirotte, la jeune Chloé Delaume qui fait des étincelles, et Philippe Djian que j'ai peut-être eu tort, tout compte fait, de snober jusqu'ici, tant sa nouvelle tient bien la route.
Autre expérience inédite : Tout sera comme avant (Verticales). La base en est le nouvel album du chanteur Dominique A. Seize auteurs, dont le chanteur lui-même, ont écrit chacun une nouvelle portant le même titre qu'une des chansons du CD. Il se confirme à la lecture que la formule tient plutôt du gadget, et je ne suis pas trop sensible à la glauquerie un peu mode où traînent plusieurs nouvelles, mais les sautes de tension sont la loi du genre et j'aime décidément ces recueils hétéroclites, ces lectures à la fortune du pot, avec leurs moments creux, leurs bonheurs imprévus. Parmi ces bonheurs : les pages envoûtantes de Richard Morgiève, la brève histoire due à Dominique A. lui-même, et surtout l'espèce de conte imaginé par Sophie Tasma, qui m'était jusqu'alors inconnue. Une histoire simple, discrète, mais touchée par une grâce, une lumière d'autant plus mystérieuse qu'on ne sait trop d'où elle vient. Sophie Tasma est l'auteur de livres pour enfants et d'un roman paru au Seuil que je suis fort curieux de lire.
Tintoret, Bruegel, Titien, Velázquez... Certains de leurs tableaux nous sont encore familiers — du moins le croyons-nous. En fait, On n'y voit rien ! C'est ce que démontre Daniel Arasse dans le livre homonyme (Folio Essais) : avec le temps ces images nous sont devenues illisibles. Mais l'auteur est là pour entrer avec nous dans les toiles et nous en faire la visite guidée. On va voir ce qu'on va voir !
Et on voit. Cet Arasse est un guide épatant. Comment fait-il pour conjuguer des qualités si contradictoires : érudition et fraîcheur, minutie prudente et audace joyeuse ? Ses réflexions parfois complexes sont livrées sous forme de dialogue ou de récit, d'un ton léger, familier, vivant. Un grand coup de brise réveille les salles du musée.
Tout au long des pages sur les Ménines, j'ai eu envie de crier «olé !». La pensée en train de se faire, se déroulant devant nous, astucieuse, impérieuse, jubilante ; une analyse kantienne où la philosophie s'incarne, où de vieux souvenirs desséchés reprennent vie, où le fameux noumène, ce grand timide, se laisse enfin admirer (ah, les pp. 204-206 !), où Velázquez est illuminé par Kant et Kant vivifié par Velázquez, tels une âme et un corps qui se trouveraient enfin.
Pour vous aiguiser l'œil et l'esprit, grouillez-vous, allez voir chez Arasse !
Les voyages m'emmerdent. Et les récits de voyage. Mais si je lis sur la couverture le nom de Nicolas Bouvier, j'embarque. J'ai parcouru avec lui l'Afghanistan, Ceylan, le Japon, l'Irlande et autres lieux, je l'ai vu ramer, en baver, broyer du noir, et moi : bonheur total.
Je lui reproche seulement d'avoir si peu publié. Or voici chez Hoëbeke un inédit posthume, inespéré, Le vide et le plein, à partir de ses carnets japonais des années 60. On retrouve là tout ce qui fait le prix de ses écrits canoniques : un art de voyager et un art d'écrire, qui se résument à un art de voir. Si la phrase de Bouvier me subjugue plus que tant d'autres, ce n'est pas qu'il «fait du style» : avant tout, il ouvre les yeux ; ensuite, il sait refuser tout bavardage, revenir sur sa phrase, avec une patience infinie, pour atteindre la plus extrême simplicité, tranchante, éblouissante. Voir à ce propos les lumineuses pages 120 et 164, sur le travail de l'écriture. Et ceci, pour la leçon de regard :
«Tous les voyages sont ethnographiques. Votre propre ville même, si vous l'étudiez avec la patience, la curiosité et la méthode que les meilleurs esprits mettent à l'étude d'une tribu sauvage, attendez-vous à des surprises. Le quotidien n'existe pas. L'ordinaire n'existe pas.»
(Pourquoi, cher Nicolas, n'écrivîtes-vous pas sur Genève, où vous vécûtes ?)
L'écrivaine Marie-Florence Ehret me fait savoir qu'elle a aimé mon site, je lui rends visite sur le sien, et entre autres belles et bonnes choses je tombe sur une page consacrée à Dhôtel. «C'est quand il n'y a "à peu près rien à voir et rien à penser" que l'on saisit le mieux le secret...» «L'illumination qui ne manque jamais d'advenir attend l'heure du plus grand dénuement. C'est au moment où tout est perdu, où l'on a laissé passer toutes les chances de se rattraper que la misère se retourne et dévoile la splendeur de sa doublure.»
L'essentiel est là, en quelques lignes. Et ce Dhôtel un peu zen me convainc pleinement.
Dhôtel, à jamais en marge et en même temps tellement central pour quelques uns... Curieuse aventure, cette gloire posthume souterraine, ce petit clan d'admirateurs affectueux, émerveillés, l'œil qui s'allume, Ah, vous aussi ? Dhôtel ? Mais qu'est-ce qui relie donc ces gens si divers, Nadeau, Pirotte, Meudal, Jaccottet, Grosjean, Thomas, quel est ce fil si ténu, si solide ?
La correctrice (excellente) qui relit ma dernière traduction, Véronique Marcandier, sévrienne elle aussi (j'ai pour élève son fils Baptiste), m'annonce que j'ai employé certains mots litigieux : camping-gaz, walkman, coca (la boisson), bic, nescafé, mobylette. Tous ces mots sont des marques déposées, ils doivent donc prendre une majuscule, faute de quoi on peut nous faire un procès. Kleenex, entre autres, ne s'est pas gêné, me dit-elle, désolée. Je ne le suis pas moins... Ils nous pompent, ces enfoirés ! Je ne peux remplacer aucun de ces mots (café soluble ? crayon à bille ? réchaud à gaz portatif ?), sans abîmer mon texte : si j'ai choisi ces noms propres, c'est justement qu'ils sont devenus communs, quotidiens, plus naturels que leurs désignations périphrastiques. Mobylette et vélomoteur, non, vraiment, pas pareil. Baladeur ? Oui, charmant, mais ici j'ai besoin du mot anglais pour montrer (c'est l'un des grands thèmes du livre) que la Grèce, elle aussi, vire à l'ouest... Alors, coller des majuscules à ces malheureux ? Ils auront l'air de quoi, guindés, comme en costard sur une plage ? Une Mobylette ! Ce qui me tue, c'est qu'ils n'ont pas compris, ces Crétins majuscules, qu'en faisant de leur camelote un nom commun on leur offrait la plus flatteuse des pubs...
Détail infime, dira-t-on. Mais qu'un salopard s'approprie le vocabulaire, j'en suis indigné. Interdire un mot, c'est confisquer une partie du bien public.
Encore une loi idiote — ou plutôt subtilement faite pour protéger les riches. Dites-moi, chère Véronique, on pourrait tout de même tenter le coup ? Au moins pour mobylette... Vous croyez qu'il a le temps de nous lire, M. Mobylette ? Un personnage si important ?
Le rock a 50 ans. Télérama lui consacre des dizaines de pages, sur plusieurs numéros. Quel contraste avec l'enfance difficile du mec, et les paquets d'injures méprisantes vomies alors par toute la presse !
Le rock, je ne suis pas contre, c'est chouette, ça réveille — même si au bout d'un quart d'heure j'ai un peu l'impression de tourner en rond. Le rock est un sprinter, et pour mes marathons d'oreille, désolé, c'est Mozart qui tient la distance. Quand je vois Libé, depuis des années, noircir des pages à propos du moindre rocker, contre quelques lignes octroyées à Boulez, Ligeti, Monteverdi ou Wagner, je ricane un brin... Alors les gars, pas plus curieux que ça ? L'intello français a souvent, hélas, l'oreille étroite, et S.M. le Rock a encore de beaux jours devant lui — tant que les baby-boomers seront aux commandes. Ils vieilliront ensemble, bouilles molles, guitare calée sur la panse.
À quand Eddy Mitchell quai Conti ? Johnny au Panthéon ? Chuck Berry béatifié par Jean-Paul ?
Les mots-valises ont fait méditer certains volkonautes, dont Christophe Rosson, qui fut mon étudiant à Charles V. Fine plume, ce Christophe, lequel m'envoie plusieurs définitions rutilantes (elles seront mises en ligne un jour), dont celle-ci, qui touche au sublime :
CRUCIVERBISTE. Jésus sur la croix déclamant le Verbier.
Jésus, dont on parle tant ces jours-ci... Ne croyez-vous pas, mes bien chères sœurs, mes frères, qu'il vaut mieux le voir gentiment égratigné chez Michel que sauvagement saigné chez Mel ?
Le 1er juin, on fera un tour en Crète, un retour en Seine-et-Oise et à l'école primaire, on dégustera Chardonne et les Brèves de comptoir, on se paiera la tronche de Renaud Camus et d'un éditeur calamiteux, on se cassera la clavicule, on verra passer Laurent Terzieff, on se souviendra de Muriel. Un de mes vieux amis, Déodat de Séverac, jouera une zizique très douce.