L'autre jour, dans un magazine, une vieille photo noire et blanche. Anna Karina, Alphaville de Godard, 1965. Debout, de face, elle tient à deux mains un livre ouvert sur sa poitrine : Capitale de la douleur, d'Eluard. Ses mains fermées s'appuient (on aperçoit la chair tassée) contre une vitre invisible, qui donne à son visage au-dessus du livre un air brumeux, lointain, comme si l'on voyait déjà le temps effacer l'image, comme si ce n'était pas une photo, mais sa trace dans mon souvenir.
Les années 60, qu'on ne m'en parle pas, pauvres tocardes, mais pour ce qui est du cinéma, quand a-t-on fait mieux ? Ce fut à la fois un âge mûr et une poussée de jeunesse. L'apogée des derniers grands inventeurs et la montée de la Nouvelle Vague. Le triomphe de la couleur et la mort somptueuse du noir et blanc. Je découvrais le cinéma dans la fièvre, Welles, Hitchcock, Bergman, Fellini, Bunuel, Resnais, Truffaut. Et Godard, l'unique, poète au milieu des prosateurs.
Godard, le mari d'Anna Karina.
Être amoureux de la même femme, ça crée des liens. Pas moyen de le haïr, j'aimais trop ses films ; ou d'être jaloux, tant qu'il me laissait contempler notre bien-aimée sur l'écran. Qu'aurais-je fait, la voyant pour de vrai, sinon trembler, bégayer ? L'image me suffisait, me suffit : par le pouvoir d'un visage, trente ans plus tard, je retrouve tout, le Quartier Latin, l'émerveillement, la pénombre des temples minuscules où m'apparut le cinéma.
J'ai découpé la photo, l'ai posée dans le rayon poésie devant le livre d'Eluard. Mais je n'ai qu'à fermer les yeux pour voir Anna Karina, entendre sa voix, son accent étrange qui met les mots en musique — dangereux, l'accent des femmes, surtout s'il ne ressemble à rien, s'il paraît venir non d'un pays ou d'une région donnée, mais de l'Ailleurs lui-même. Son corps, lui, aucun souvenir : elle ne le montrait pas, Godard se le gardait, la vache, et tant mieux pour le mystère. Anna Karina est pour moi presque une icône. Les femmes dont on ne voit que le visage deviennent pour nous quasiment des saintes. (Mais chut ! Si elles l'apprenaient !)
Son visage est triste. Oui, je sais, elle a joué aussi des comédies, mais je ne revois que les rôles sombres. Son regard immense m'effraie un peu : je ne sais s'il émane d'une enfant fragile, pure victime, qui se protège derrière un livre, ou d'un être inconnu, redoutable, qui vient nous clouer dans nos sièges en quelques phrases terribles. Je me souviens de ce que les gazettes racontaient à l'époque : tantôt la gentille Anna subissant les humeurs de l'odieux génie, tantôt le doux Jean-Luc martyrisé par un démoneau capricieux, Qu'est-ce que je peux faire ? J'sais pas quoi faire ! Je plaque ces histoires sur les films, forcément — l'œuvre d'art isolée de la vie, le plaisir esthétique pur, foutaises, foutaises. Regard lourd sous les cheveux lourds, visage figé comme un masque de tragédie : un concentré de douleur, la poésie prisonnière dont les mains s'écrasent contre la vitre, et en même temps ces poings fermés, cette beauté hautaine, inquiétante, aggravée par la contre-plongée, n'est-ce pas celle d'une espèce de vampire ? Vient-elle recevoir la mort, ou la donner ?
Si je les interrogeais, elle ou Godard, ils ne sauraient pas. Rien d'étonnant : l'amour et la beauté sont liés à la mort autant qu'à la vie. Eux, en ce temps-là, n'ont sûrement pas philosophé, il a dû lui coller le bouquin dans les mains, lui dire Tu te mets là, tu dis ça, elle pensait à autre chose, énervée peut-être, elle avait ses règles et moi aujourd'hui je la contemple, déesse muette en robe de velours noir à col et manchettes de dentelle, comme une dame d'autrefois, ou une petite fille déguisée, et je me dis, ah ces manchettes, ces manchettes, ça symbolise quoi ?
(Elle avait acheté la robe la veille, elle adorait ces dentelles, a fait une crise pour les garder. Godard : Boon, si tu veuux...)
Alphaville est un film de science-fiction tourné avec trois sous en décors naturels dans le Paris de ce temps-là. Par la grâce des cadrages, des éclairages, tout est transfiguré. Ce film a changé mon regard. À sa sortie je l'ai vu deux fois ; je crains de le revoir, bien que j'aie presque tout oublié, à commencer par le rôle de mon idole dans l'histoire. Non que je m'attende à une déception : l'an dernier je me suis risqué à Bande à part, qui reste un pur bijou — quoique assez différent de mon souvenir. L'ennui avec les films de ces années-là, c'est qu'il vaut mieux les oublier si on souhaite goûter leurs descendants : la confrontation est cruelle. Ils sont gentils les Téchiné, les Doillon, mais à côté de Cléo, de Muriel, de Lola...
Je reverrais bien Bande à part tous les ans, et Vivre sa vie, Le mépris, quelques autres. Pas tous. Les films inaccessibles ou perdus, connus seulement par des photos, font la magie du cinéma, ils sont ses ruines antiques, ils allongent son passé ; les livres sont des femmes trop faciles. J'aimerais que d'Alphaville il ne reste plus une copie — ou alors une ou deux, bien cachées —, que le film existe dans ma seule mémoire, qu'il s'y délite peu à peu, réduit à quelques images, des éclairs dans la nuit.
(Journal infime, 1999)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°8 en avril 2004)