Il y a quarante ans je lisais les bédés (qu'on n'appelait pas encore ainsi) en feuilleton, semaine après semaine, dans Spirou et Tintin, les «illustrés» comme on disait. En relisant d'une seule traite aujourd'hui La mauvaise tête d'André Franquin, une aventure de Spirou, j'ai un sentiment de vitesse et d'altitude, comme si je survolais l'histoire dans une machine volante.
Je la connais par cœur. Fantasio, l'ami de Spirou, est soupçonné d'un crime et traqué par la police ; seul Spirou croit encore en son innocence. Il découvre que le crime a été commis par un homme portant un masque en caoutchouc à l'effigie de Fantasio. Lequel est arrêté. La précieuse tête, qui seule pourrait l'innocenter, s'envole, gonflée au gaz par le criminel ; Spirou la poursuit toute une nuit, en voiture puis à pied, avant de se casser le cou dans une falaise en cherchant à la récupérer. Tandis que le procès de Fantasio commence, Spirou est dans une maison de repos, totalement amnésique et atone. Soudain il aperçoit un ballon dans le ciel...
Le scénario de Franquin est splendide. On pourrait l'analyser savamment, mettre en évidence des réseaux de thèmes et d'images, toute une cohérence poétique, une interrogation sur l'identité, la fidélité, la peur, la mort. Je me souviens qu'à l'époque, pour moi, cette histoire se distinguait déjà des autres ; unique en sa fébrilité, son angoisse, elle s'édifiait sur une série de transgressions. Dès le début, les deux héros se disputaient ! L'un d'eux passait — croyait-on — dans le camp des méchants ! L'autre était réduit à l'état de légume ! Tout déraillait. D'un bout à l'autre on était dans le vertige, physique et moral.
Je ne peux plus voir — comme ces jours-ci, au-dessus de Paris, depuis les terrasses du parc de Saint-Cloud — l'immense tête coupée d'un ballon sans un mélange d'émerveillement et de malaise ; sans le désir, moi aussi, de courir vers elle.
Mais La mauvaise tête, ces jours-ci, m'apparaît surtout comme un hymne à l'amitié. Spirou ne perd pas la foi en son ami. Il risque sa vie pour lui. Quant à Fantasio, déguisé en coureur cycliste, dégringolant un simili mont Ventoux à vélo (lui aussi voit la mort de près, lui aussi à flanc de montagne), sa dernière pensée va vers son ami. Il s'écrie : Je lègue tout ce que je possède... à mon ami Spirou ! Cette phrase, je me la redis depuis lors, toutes les fois que je me crois en danger, mi-private joke, mi-formule magique.
L'amitié, sujet brûlant ces jours-ci. La mauvaise tête, copain d'enfance, m'embête un peu en revenant ainsi m'agripper le bras, chuchotant : Et toi ? Ami fidèle ? Tu es sûr ?
(Journal infime, 1999)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°8 en avril 2004)