Un vieil artiste venu d'Italie s'installe en Touraine dans un manoir offert par le roi de France. Une servante, plus très jeune, s'affaire au ménage. Ils se parlent peu. Les saisons passent. Ils vieillissent, ils vont mourir.
«Le soleil montait dans le ciel, touchait le haut des grands ifs, bientôt baignait la cour de lumière, accroupie sur ses talons elle lavait les marmites avec le sable qu'elle tirait d'une bassine, il sortait, se retournait vers les fonds de la maison et demandait qu'on préparât le cheval, puis descendait aux écuries.»
Toute La demande, de Michèle Desbordes, est là : imparfaits qui étirent le temps, points changés en virgules qui font de trois petites phrases une grande, réunissant hommes et nature, maître et servante en un seul mouvement, une seule coulée douce et lente, on pense à la Loire toute proche, on n'a qu'à se laisser emporter.
Quelques coquetteries m'en empêchent : maniérismes, archaïsmes naïfs. «...il demandait qu'on ne le dérangeât point...» «Il prenait la plume et la taillait, dans un coin de la page l'essayait, assis sur la terrasse il écrivait dans des carnets...» Phrase un peu tordue, qu'on dirait piquée à Michon, mais ce qui chez Michon s'accorde à la violence des actes, à la torture des âmes, s'avère ici étranger au caractère des personnages, sans autre alibi qu'un hiératisme facile. (Et puis taillait, essayait, écrivait, carnets, tous ces [è] c'est laid...) «...ils allèrent aux chambres et se reposèrent. Le serviteur donnait à boire aux chevaux et les promenait par la bride, plus tard il déchargeait les mules, défaisait les affaires du maître, les élèves venaient le rejoindre, ensemble ils parlaient longtemps.» Ces imparfaits nous rappellent quelqu'un... Mais Flaubert, lui, avait la main moins lourde.
J'ai lu La demande entre Paris et Marseille, avec lenteur et difficulté, englué dans le mouvement immobile (auquel celui du TGV faisait écho) de ces phrases toujours plus longues et virguleuses, monotones, un rien complaisantes, mais en même temps, à la longue, sans m'en rendre compte, je me suis fait avoir — comme il arrive en écoutant Wagner ou la musique indienne, qui exaspèrent certains en trois minutes et les apaisent en trois heures. Quand la servante muette parle enfin, quand elle adresse au maître la fameuse demande, j'étais déjà envoûté, en partie retourné ; la préciosité, l'artifice, après tout, ne sont peut-être rien qu'une légère et touchante maladresse ; la lenteur bavarde se change en hésitation, en patience, en pudeur. Dans les eaux immobiles un courant est apparu, quelque chose peu à peu s'est dessiné, s'est noué.
Le contenu de la demande, à ma connaissance, aucun critique ne l'a divulgué ; celle qui m'a conseillé le livre a gardé le secret, elle aussi, et voilà que leur délicatesse me contamine. Ce que je crains, c'est moins de déflorer un suspense, que de fausser le sens de la demande, tant il s'avère plus riche, plus chargé de mystère que son résumé en quelques mots.
C'est une demande, mais aussi et surtout un don. Il n'y a rien en elle d'ouvertement amoureux ; pourtant j'ai rarement lu aussi profond aveu d'amour. Il y a mille façons d'aimer, de se donner, chacun de nous avec un peu de chance en connaîtra quatre ou cinq. Celle-ci, pourtant sublimée à l'extrême, m'apparaît aussi comme l'une des plus subtilement érotiques — à faire pâlir les scènes, pesamment explicites, de quelques films récents.
Certaines vies (celle d'un champion olympique par exemple) sont une longue épreuve qui mène à un seul instant, une seconde peut-être, dont sera illuminé tout ce qui précède et ce qui va suivre. Certains livres ont sans doute pour destin de conduire par des chemins longs et ardus — les plus belles vues sont rarement faciles d'accès — à l'éblouissement d'une page, ou d'une phrase. Et ce n'est pas forcément celle prévue par l'auteur. Si j'ai craqué ici pour la grande scène, comme chacun, d'autres passages moins attendus ne m'ont pas moins frappé. Cette petite phrase : «Elle marchait avec une vaillance qui faisait penser au bonheur» m'a touché au cœur comme une flèche. J'aurais volontiers lu toute La demande rien que pour elle.
Si j'ai tapé un peu trop durement sur ce beau livre, c'est en pensant aux notes de Stravinsky concernant les derniers quatuors de Beethoven. Il n'arrête pas de critiquer, tel thème est moche, l'autre qui suit mal développé, ce type n'a pas le sens mélodique etc. Et non moins brutalement il conclut : «Je mets en ces quatuors l'essentiel de ma foi musicale.»
Autrement dit, en poussant un peu, les plus grands chefs-d'œuvre ne sont que maladroites ébauches... Cette idée, sans y adhérer totalement, j'en ai besoin. Loin de me décourager, elle me réjouit, me stimule. L'orgueil humain s'y trouve rabaissé, mais mon bonheur pour une fois ne vient pas de là. C'est le bonheur — à mon âge encore — des chemins ouverts, de tout ce qui nous reste à faire, à découvrir.
(Journal infime, 1999)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°7 en mars 2004)