PAGES D'ÉCRITURE

N°7 Mars 2004



TRANCHE DE VIE


Tiens, revoilà les Kinks ! Vu à la FNAC leurs œuvres complètes, cinq CD, un luxueux coffret. Eux dont j'étais sans nouvelles depuis trois décennies, que je croyais disparus dans les poubelles du Temps. Je les aimais bien, les Kinks, dans le genre petits cousins des Beatles. Des gars gentils, un peu trop peut-être, plutôt petite bière que LSD. What's the English for minimaliste ? Je suis rentré avec leur best of sous le bras, ai sorti du papier cadeau le walkman offert par mes élèves — je l'inaugure ainsi — et mis ma chanson bien-aimée d'alors : «Dandy»...

Et ça repart. Comme si tu retrouvais la mob de tes seize ans dans l'appentis au fond du jardin et elle démarre au quart de tour. Rien n'a changé : cette élégance un peu canaille, la voix du chanteur nonchalante, ombrée d'un léger rhume, traversée d'un sourire moqueur — peut-être un poil plus éraillée qu'avant ? Mais il y a du nouveau : maintenant je comprends les paroles, presque toutes ! Jubilation ! Pentecôte ! Le chanteur s'adresse à un copain, le dandy, un chaud lapin... chasing all the girls... they can't resist your smile... a bachelor you will stay... you will always be free... on ne sait quel sentiment domine, ironie, admiration... and you're all right ! all right ! et bien que cette histoire ne me ressemble en rien (à part l'allusion à l'avenir, when you're old and grey), soudain c'est à moi qu'on s'adresse, Alors mec, on nous croyait morts ? On dirait que les mots cachent un message, un secret, écoute ! écoute ! On a la petite phrase de Vinteuil qu'on peut. Je me mets à écrire là-dessus sans savoir où ça va mener, pensant trouver mon chemin en route. Je réécoute «Dandy» des tas de fois. Tantôt à la file, tantôt après un long silence, ou au contraire après des musiques plus savantes. Rien à faire. Ça n'en dit guère plus. Le même ton gentiment narquois, On t'a aidé mon petit père, maintenant démerde-toi. À force, tout se brouille. J'arrête. Je referai une tentative dans trente ans.

Ma vie est pleine de ces signes infimes : une main non pas tendue, ce serait trop, mais agitée de loin, un possible clin d'œil, c'est déjà bien beau. Une trouée bleue dans un ciel gris. Thank you les Kinks.


(Journal infime, 1999)


*


«...l'avènement d'une société barbelée d'égoïsme et de haine, affamée de toutes les laideurs... le massacre de la beauté et de la liberté se poursuivant avec des moyens sans cesse en progrès...»

C'est de nous qu'il s'agit. Le texte date de cette année. Mais en cherchant bien on retrouverait ce discours en tous lieux, à toutes époques — sauf où et quand on ne peut dire ce qu'on pense, et que tout va donc vraiment mal. Jean-Pierre Sicre, qui a écrit ça, et Bertrand Poirot-Delpech dont j'ai lu aujourd'hui dans le journal, par désœuvrement, les aigres ruminations, ne font que poser leurs lèvres dans l'embouchure, chaude encore et baveuse, des trompettes funèbres perpétuelles. À leur mort ils les passeront à d'autres lugubres sonneurs. C'est l'éternelle rengaine de la décadence, qui prouve moins le mauvais état du monde que celui de ses vieux contempteurs bougons.

Hier, on rasait gratis. Aujourd'hui, le barbier nous coupe la gorge. Demain y aura plus personne.

Comme je les plains. Comme ils sont malheureux. À moins qu'au contraire la déploration soit pour eux la source du bonheur, qu'ils y barbotent comme poissons dans l'eau boueuse, qu'ils aient besoin de ce fond ténébreux pour que s'y grave avec plus d'éclat leur profil de dernier mohican, d'ultime rempart des Valeurs du Bon Vieux Temps.


(Journal infime, 2000)









LECTURES


Un vieil artiste venu d'Italie s'installe en Touraine dans un manoir offert par le roi de France. Une servante, plus très jeune, s'affaire au ménage. Ils se parlent peu. Les saisons passent. Ils vieillissent, ils vont mourir.

«Le soleil montait dans le ciel, touchait le haut des grands ifs, bientôt baignait la cour de lumière, accroupie sur ses talons elle lavait les marmites avec le sable qu'elle tirait d'une bassine, il sortait, se retournait vers les fonds de la maison et demandait qu'on préparât le cheval, puis descendait aux écuries.»

Toute La demande, de Michèle Desbordes, est là : imparfaits qui étirent le temps, points changés en virgules qui font de trois petites phrases une grande, réunissant hommes et nature, maître et servante en un seul mouvement, une seule coulée douce et lente, on pense à la Loire toute proche, on n'a qu'à se laisser emporter.

Quelques coquetteries m'en empêchent : maniérismes, archaïsmes naïfs. «...il demandait qu'on ne le dérangeât point...» «Il prenait la plume et la taillait, dans un coin de la page l'essayait, assis sur la terrasse il écrivait dans des carnets...» Phrase un peu tordue, qu'on dirait piquée à Michon, mais ce qui chez Michon s'accorde à la violence des actes, à la torture des âmes, s'avère ici étranger au caractère des personnages, sans autre alibi qu'un hiératisme facile. (Et puis taillait, essayait, écrivait, carnets, tous ces [è] c'est laid...) «...ils allèrent aux chambres et se reposèrent. Le serviteur donnait à boire aux chevaux et les promenait par la bride, plus tard il déchargeait les mules, défaisait les affaires du maître, les élèves venaient le rejoindre, ensemble ils parlaient longtemps.» Ces imparfaits nous rappellent quelqu'un... Mais Flaubert, lui, avait la main moins lourde.

J'ai lu La demande entre Paris et Marseille, avec lenteur et difficulté, englué dans le mouvement immobile (auquel celui du TGV faisait écho) de ces phrases toujours plus longues et virguleuses, monotones, un rien complaisantes, mais en même temps, à la longue, sans m'en rendre compte, je me suis fait avoir — comme il arrive en écoutant Wagner ou la musique indienne, qui exaspèrent certains en trois minutes et les apaisent en trois heures. Quand la servante muette parle enfin, quand elle adresse au maître la fameuse demande, j'étais déjà envoûté, en partie retourné ; la préciosité, l'artifice, après tout, ne sont peut-être rien qu'une légère et touchante maladresse ; la lenteur bavarde se change en hésitation, en patience, en pudeur. Dans les eaux immobiles un courant est apparu, quelque chose peu à peu s'est dessiné, s'est noué.

Le contenu de la demande, à ma connaissance, aucun critique ne l'a divulgué ; celle qui m'a conseillé le livre a gardé le secret, elle aussi, et voilà que leur délicatesse me contamine. Ce que je crains, c'est moins de déflorer un suspense, que de fausser le sens de la demande, tant il s'avère plus riche, plus chargé de mystère que son résumé en quelques mots.

C'est une demande, mais aussi et surtout un don. Il n'y a rien en elle d'ouvertement amoureux ; pourtant j'ai rarement lu aussi profond aveu d'amour. Il y a mille façons d'aimer, de se donner, chacun de nous avec un peu de chance en connaîtra quatre ou cinq. Celle-ci, pourtant sublimée à l'extrême, m'apparaît aussi comme l'une des plus subtilement érotiques — à faire pâlir les scènes, pesamment explicites, de quelques films récents.

Certaines vies (celle d'un champion olympique par exemple) sont une longue épreuve qui mène à un seul instant, une seconde peut-être, dont sera illuminé tout ce qui précède et ce qui va suivre. Certains livres ont sans doute pour destin de conduire par des chemins longs et ardus — les plus belles vues sont rarement faciles d'accès — à l'éblouissement d'une page, ou d'une phrase. Et ce n'est pas forcément celle prévue par l'auteur. Si j'ai craqué ici pour la grande scène, comme chacun, d'autres passages moins attendus ne m'ont pas moins frappé. Cette petite phrase : «Elle marchait avec une vaillance qui faisait penser au bonheur» m'a touché au cœur comme une flèche. J'aurais volontiers lu toute La demande rien que pour elle.

Si j'ai tapé un peu trop durement sur ce beau livre, c'est en pensant aux notes de Stravinsky concernant les derniers quatuors de Beethoven. Il n'arrête pas de critiquer, tel thème est moche, l'autre qui suit mal développé, ce type n'a pas le sens mélodique etc. Et non moins brutalement il conclut : «Je mets en ces quatuors l'essentiel de ma foi musicale.»

Autrement dit, en poussant un peu, les plus grands chefs-d'œuvre ne sont que maladroites ébauches... Cette idée, sans y adhérer totalement, j'en ai besoin. Loin de me décourager, elle me réjouit, me stimule. L'orgueil humain s'y trouve rabaissé, mais mon bonheur pour une fois ne vient pas de là. C'est le bonheur — à mon âge encore — des chemins ouverts, de tout ce qui nous reste à faire, à découvrir.


(Journal infime, 1999)









NOTES DU TRADUCTEUR


Novembre 94. À peine revenu des Assises de la traduction en Arles, terminé la préparation du prochain numéro de notre revue, TransLittérature, découvert le numéro des Cahiers de Charles V sur la traduction de la poésie (excellent !), allé faire un tour au premier Salon de la Traduction qui abritait une «Journée Mondiale de la Traduction» — aussi pompeusement nommée que lourdement ratée —, bref, on n'arrête plus. Autour des traductions, qui se dressaient naguère toutes seules au milieu d'un désert critique, voici que prolifère toute une jungle d'analyses, de commentaires, de théories.

Pas question de s'en plaindre : il y a, dans tout ce qui se dit et s'écrit sur le sujet, des trésors pour nous tous, débutants ou non. Cette fois, pourtant, je me sens un peu accablé.

Le danger, c'est moins l'abondance en elle-même que la violence qui déborde ici ou là, sous diverses formes, chez bien des «traductologues», et qui a de quoi faire fuir.

Je ne pense pas seulement aux forcenés genre Meschonnic, qui sont en fait les moins dangereux, tant l'outrance du ton les marginalise. Le mal est plus général. C'est l'obscurité, le jargon — cette façon de rejeter l'autre. C'est la théorie tournant sur elle-même comme une folle, quand elle n'est plus lestée, freinée par le concret.

Lu récemment sur épreuves les actes d'un colloque dédié à feu Antoine Berman. Intervenants et contributions de haut niveau, pour la plupart — et moi je me sentais étouffer devant la raideur doctrinale de la plupart, leur élitisme péremptoire. Moi qui n'appartiens pas à la mouvance Benjamin-Berman, qui ne prends pas systématiquement le parti de la langue-source aux dépens de la langue-cible, je me suis senti, page après page, méprisé, clochardisé, exclu.

Voilà ce que je reproche le plus aux littéralistes : leur manque d'humilité.

Sans doute y a t-il un littéraliste dans tout théoricien, et réciproquement. De fait, les grands noms de la traduction littéraliste n'ont pas beaucoup traduit — juste assez pour creuser les fondations de leurs édifices théoriques, et se donner de la vraisemblance. Berman lui-même, semble-t-il, aimait moins traduire que penser, moins faire l'amour aux textes que leur prendre le pouls.

J'éprouve pourtant devant lui autant d'estime que d'agacement ; il défend ses thèses avec un tel talent, elles tiennent si bien la route sur le papier que pour un peu leur échec partiel sur le terrain apparaîtrait comme un phénomène secondaire.

J'ai même éprouvé pour lui un commencement de sympathie, aux Assises de 1988, en découvrant soudain, tandis qu'il parlait des traductions de Freud, au lieu d'un seul Berman monolithique, deux personnages opposés : un théoricien pur et dur, soutenant la traduction (rationnelle jusqu'au délire) de Laplanche et consorts, et un simple amoureux du beau, du vrai, du vivant, gêné par tant d'horreur froide ; j'ai cru, l'espace d'un instant, qu'Antoine allait dire merde à Berman...

Ce qui est frappant, c'est que presque personne, parmi les praticiens que nous sommes, ne soutient les théories bermaniennes ; mais nous parlons de lui avec respect — et sans passion. Comme si au fond il ne faisait pas peur. Comme si nous l'avions d'ores et déjà mis à sa place, en reconnaissant dans son discours non pas la vérité, mais une vérité, toute relative, un pôle nécessaire, l'un des plateaux d'une grande balance qu'il a eu le seul tort, peut-être, de vouloir bloquer de son côté.

Pas toujours d'accord, dans le détail, avec le John Donne de Berman, son testament. Mais la splendeur lumineuse de ce livre me convainc à peu près, et nuance les jugements qui précèdent.

Une chose est sûre : le traducteur qui aura lu attentivement les impitoyables analyses du John Donne se sentira désormais visé, placé sous surveillance, comme un pilote dans l'avion duquel on vient d'installer la boîte noire.









LE POÈTE DE L'ANNÉE

Stratis Pascàlis


TRESSAILLEMENT


À l'heure où la foule tourbillonne

je me suis retrouvé marchant

dans l'avenue entre saules et peupliers

entraîné

par le vent matinal.


Et soudain,

mes yeux s'enivrant

des jeux d'ombres mauves lancées

par les arbres au visage des passants,

là-haut le ciel était bleu sombre

et un soleil pur montrait les choses

exactement comme elles sont,


j'ai senti que j'avais cessé d'être

un vague détail dans la cohue d'une ville

mais que je traversais un triomphe

autour de moi qui m'acclamait, remuait

tandis que je passais vainqueur entre peupliers et saules

pour aller conquérir l'amour.



LE CHAT


Fureur du vent, laideur de la nature,

la nuit était profanée, souillée

(rats et ordures

grouillant dans les ruines)

et le monde alentour

semblait désert

livré à son sort.


Alors soudain apparut le chat

maigre, tout blanc dans cette noirceur,

éclair brusque tranchant la nuit

du rêve au réveil ;

un instant sans bouger — statue dans les ténèbres —

il s'éclipsa

vif comme une fée.


Et dans la fureur du vent

la laideur de la nuit

les branches dans la cour grattaient rudement les murs,

griffes cherchant leur proie

pour la serrer, la déchirer.



RENOUVEAU


Champs aux fleurs frénétiques

la détresse avec vous semble plus assortie

puisque vos sucs dans la douleur se déchaînent

tandis que la matière pétrit et repétrit

les couleurs, les formes, les rêves

que les nuages dessinent là-haut

les cartes d'une éternité mouvante

et que le bleu, cristal

d'azur, demeure.


Tristesse la vivacité du plus délectable spasme

à présent que le printemps tel un fléau déboule,

semant des déchirements de guerre en fleurs,

et qu'à l'horizon des oiseaux

alignés comme des anges et formant

des inscriptions l'annoncent :

le temps est venu que tout change

que finisse à jamais

cette joyeuse Condamnation.


(Fleurs d'eau)









CULTURE GÉNÉRALE

Savez-vous d'où viennent ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Décrire la jouissance qu'on a éprouvée, c'est la moitié de la jouissance.



2


Les histoires d'amour dureraient bien plus longtemps si elles s'arrêtaient tout au début.



3


Vous êtes bien trop digne d'être aimée, pour que jamais l'amour vous rende heureuse.



4


Perdre est une sensation définitive : elle n'a que faire du temps. Quand on a perdu quelqu'un, on a beau le retrouver, on sait désormais qu'on peut le perdre.



5


Célibataire, un paon ; fiancé, un lion ; marié, un âne !



6


Le plus grand amour est celui d'une mère, vient ensuite l'amour d'un chien, puis l'amour d'un amant.









BRÈVES


En janvier, 392 connexions à volkovitch.com.

On me signale en février une forte affluence à l'Index, où certains s'attardent longuement. Est-ce mon travail de classement exemplaire qui fait rêver ainsi l'internaute ? Ou le sourire de la petite Fanny ?

Selon le cousin Marc, aux machines duquel rien n'échappe, Arsène H., de Chavirille, a passé 43' sur le site l'autre soir, dont 42 sur l'Index. Le même Arsène vient de m'écrire. Non, jeune homme, je ne peux vous donner l'adresse de «la meuf» : Fanny ne voit personne. Écuyère au cirque Plinder, elle consacre tout son temps à ses chevaux, à son art.


*


La pub est partout, et même sur le présent site ! Explications — embarrassées — à la nouvelle rubrique PUB.

Au même instant, les inscriptions publiphobes se multiplient sur les affiches du métro de Paris. Les puissances d'argent qui nous gouvernent, frappées dans leurs parties vitales, ont réagi violemment — tu insultes le Fric, on t'envoie les flics. Dans ce combat contre des géants obèses, j'aimerais soutenir sans réserve les petits nains anti-pub. Eux-mêmes, hélas, m'en découragent. Leurs gribouillages d'une constante laideur, leurs slogans d'une totale pauvreté rendent le métro plus sale et sinistre qu'avant.

Pas évident de lutter contre la Pub... Elle est souvent nulle, mais les pubeux nous donnent aussi des œuvres d'une efficacité, d'une beauté parfois, redoutables. (La campagne SNCF transilienne de l'an dernier, sur des photos de Nan Goldin, un rêve.) À côté de ces grands pros, nos barbouilleurs ne font pas le poids. Il leur manque le soin, la finesse, l'humour et l'ironie, la petite phrase qui fait mouche, coup d'épingle crevant la baudruche. Et même, parfois, l'orthographe...

Mais surtout, que penser de ces gens qui frappent indistinctement les images puantes et celles qui défendent une juste cause ? J'ai vu des pubs caritatives ou culturelles maculées par des êtres grossiers. Quant aux pères-la-pudeur (ou fils-la-pudeur, la connerie n'a pas d'âge) dont la vilaine main vient profaner, sacrilège ! les belles créatures dévêtues qui éclairent nos souterrains quotidiens, qu'ils aillent se faire lanlaire au Vatican ! chez les Bédouins ! chez les Ricains ! Fucking puritans !

Pour 22,90 €, Julia hypnotise son mec. Continuez, mam'zelle Julia, je vous en conjure, et voyez en moi votre très dévoué serviteur.


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Une chose me fascine — une seule — chez Alain Juppé. Je vois chez lui, mieux que chez tout autre, comment une certaine forme d'intelligence poussée à l'extrême peut mener à la sottise la plus raide.

Juppé condamné ! Ses partisans, durs à cuire que la misère du monde laisse de marbre, chialent comme des veaux ! Et moi qui joins mes pleurs à leurs grandes eaux ! D'accord, je ne devrais pas, justice est faite, mais comment un homme de gauche pourrait-il souhaiter le départ d'un tel homme ? Lui parti, qui fera perdre la droite ?


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«À linge huppé, peau lisse aux fesses», m'écrit Pierre Autin-Grenier. Je suis jaloux des jeux de mots d'Autin-Grenier, mais ce maître ès calembours est avant tout un maître en écriture. Ce qui m'avait emballé dans Toute une vie bien ratée, puis L'éternité est inutile, je le retrouve dans Je ne suis pas un héros, écrit avant eux et publié comme eux chez Folio : ce goût des textes courts qui résonnent longuement, des «petits» sujets qui s'élargissent à l'infini, la surprise perpétuelle — chronique virant au fantastique, chassés-croisés de sourires et grises mines, auto-dérision, l'humour dans toutes les nuances de noir. Une prose vive et souple comme un chat. Bref, ce bourru, avec ses petits bonheurs poignants et ses désespoirs guillerets, est un compagnon des plus précieux.

Dans Je ne suis pas un héros, Autin-Grenier dit plusieurs fois sa vénération pour Richard Brautigan. Si le grand, le délicieux Brautigan vivait encore, l'admiration serait sûrement réciproque.


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Les derniers jours de Raymond Queneau (Folio). Son deuxième roman, le plus autobiographique, sans doute pas le meilleur du Queneau d'avant-guerre — Odile et Un rude hiver m'ont davantage ébloui —, mais les romans de cet homme-là, il faut tous les lire. On les croirait, même ceux des années 30, écrits de ce matin. Vifs, inventifs, étonnants, drôles, émouvants, profonds. Après un tel bain de jouvence, comment s'appuyer la prose de Brasillach ou Drieu la Rochelle par exemple, ses contemporains, sans lui trouver une odeur de naphtaline ?


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Il faut que je lise aussi, sans me presser, tous les bouquins de Jacques Perret. Ce vieux réac avait de notre monde, j'en conviens, une vision assez courte, il aura passé son temps à le fuir en voilier ou dans les nuées de l'imaginaire, mais quand il écrit, quel souffle ! quelle verve ! Ça court, ça crépite, ça fuse ! Peu d'écrivains ont si bien fait pétarader notre langue. Son roman Le vent dans les voiles (Folio) nous emmène au bon vieux temps de la marine à voile et des nobles vertus guerrières d'antan. Les amateurs de bagarres et autres scènes truculentes se régaleront, et les lecteurs exigeants, goûteurs de proses virtuoses, plus encore.


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Je collectionne les recueils de pastiches, où l'on apprend tout en se poilant — est-il meilleure pédagogie ? Celui que je viens de lire confinait à l'exécrable, oublions. Mieux vaut saluer une fois de plus À la manière de..., pur chef-d'œuvre signé Reboux et Muller, réédité aux Cahiers rouges de Grasset.

Un autre ouvrage moins connu, et non moins épatant : la Petite anthologie imaginaire de la poésie française d'Henri Bellaunay, au Livre de poche. Tous nos grands poètes sont là, imités avec une finesse, un chic enchanteurs. Avec Reboux-Muller on se marre ; Bellaunay nous fait sourire. Reboux-Muller castagne ses victimes ; Bellaunay les effleure, les caresse, au point que ses faux, parfois, semblent aussi vrais que les vrais — et aussi beaux...


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1989. Sami Katz, joyeux surdoué, prépare son bac au lycée de Brimeil. Pour corser un peu ses dissertations de philo, il se donne une contrainte : prendre au hasard un mot dans le dictionnaire et le caser dans son devoir avec le plus grand naturel.

Un jour le sort lui impose le mot «vorticelle» (sorte d'infusoire). Qu'à cela ne tienne : le jeune homme démarre ainsi :

«Telle la fugace vorticelle impitoyablement phagocytée par le vorace alevin, l'Humanité est souvent présentée comme l'innocente victime de ses illusions...»

2004. Stéphane, mon ancien élève, me raconte l'histoire. Je ne sais ce qui me fascine le plus : la phrase en elle-même, bien torchée, à la fois juvénile et mature, ou son incroyable survie : Stéphane connaît encore, quinze ans plus tard, la phrase de son pote par cœur. Combien d'écrivains ont ne serait-ce qu'un lecteur pouvant réciter l'une de leurs phrases ?


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Stéphane avait pour prof de philo une belle femme brune, Katia Ruby. Qu'est-elle devenue, Katia ? Je la revois dans la salle des profs, les collègues sont repartis faire cours, elle attend, toute seule, les yeux dans le vague — et l'esprit, sûrement, dans le précis.

Sans doute, pour les philosophes, notre temps platement mesuré n'est-il qu'une mesquine contingence, et le retard en cours, de façon mystérieuse, fait partie du cours.

Elle finissait par y aller, et là, soudain, raconte Stéphane, elle s'allumait. En quarante minutes elle faisait tenir ce que d'autres délayent en deux heures. Certains élèves, je l'apprends aujourd'hui, l'idolâtraient. Ils s'offraient donc plusieurs fois par semaine, les bienheureux, des rencontres avec une déesse...


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Ce mois-ci, outre PAGES D'ÉCRITURE et la pub, deux suppléments :

— Dans MADE IN GREECE, le début d'un hommage à Yòrgos Ioànnou, un écrivain qui compte beaucoup pour moi et que j'ai traduit voilà dix ans, sans vraiment remuer les foules.

— Un texte tiré de mes Transports solitaires, désormais épuisés. Cette chronique d'un lycée de banlieue fait partie d'un nouvel ensemble consacré à MES ÉCOLES : celles où j'ai reçu la becquée, celles où je l'ai donnée.


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Au programme d'avril : Anna Karina et Godard, Spirou et Fantasio, un recueil de mots-valises et aussi — peut-être, si ça marche — une mutation technologique : www.volkovitch.com prévoit de devenir sonore... Volkonautes, ouvrez l'oreille !

En 2005, on vous enverra des odeurs.


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