Il y a dans les Entretiens avec Robert Craft une page épatante où Stravinsky définit les divers styles de musique, du grégorien à nos jours, par une série de petits crobards. Webern, par exemple, est une spirale (ouverte ou fermée ?). Je me suis inspiré de ces figurations pour l'un de mes exercices d'écriture, sans doute le plus complet : il s'agit d'écrire des phrases en forme de ligne droite, de sinusoïdale, de courbe ascendante, de cercle, d'étoile... L'idée, c'est qu'un texte vraiment écrit a une certaine forme, au sens le plus visuel (forme intérieure aussi bien qu'extérieure), laquelle nous parle autant que les mots eux-mêmes. Je le sens mieux que partout dans les longues phrases de Proust ou de Claude Simon, dont les embranchements, les entremêlements me racontent l'infinie complexité du monde.
Ça prolifère. Chaque morceau de musique tend désormais à se traduire pour moi en lignes et trajectoires. J'en vois certains monter, d'autres descendre. Dans la Wanderer Fantaisie de Schubert, au finale, la mélodie se hisse de demi-ton en demi-ton, piétinant, tant c'est lourd à charrier toutes ces notes, avec un élan impérieux quasi beethovénien — juste un peu plus doux, plus humble — dans un grand dépassement de soi. La Nuit transfigurée de Schoenberg, à l'inverse, est un fleuve qui descend vers la mer ; dès le début on sent l'estuaire tout proche et l'on n'en finit pas d'y entrer, comme si le temps ralentissait à mesure. Messiaen nous fait le même coup du suspens dans les Vingt regards sur l'enfant Jésus : on y approche éternellement le sommet de la montée, juste avant la vue sur la terre promise.
Poulenc, Dialogues des carmélites : chemin droit, lente marche à la mort (ploum, ploum... oumpah, oumpah...) scandée par les basses implacables.
La musique est faite pour avancer. Je n'en suis que plus troublé par la douzième Étude de Debussy, avec ses accords lourds, fermés, ses marmonnements, ses ressassements, qui réussit par instants ce prodige : aller à reculons. C'est l'époque où le même Debussy, dans Jeux, joue avec le temps, le distend, le retend, l'éparpille dans une débauche de virages et de contre-pieds ; où Le sacre du printemps de Stravinsky trépigne, bondit, trépigne et entrechoque ses blocs. Toutes ces musiques m'entraînent dans leurs mouvements, tandis que Chopin me laisse froid — non pas le vrai, mais celui des pianistes-chochottes qui se pâment, freinent dans les courbes, imitant les ralentis ringards du cinéma ou les sprinters au vélodrome, tantôt presque arrêtés, tantôt moulinant comme des malades.
Bach : on part, on ne s'arrête plus. Je n'ai pas chanté le premier chœur de la Passion selon Saint Jean, dont on sort, paraît-il, crevé comme par un 5000 mètres ; mais je n'oublierai jamais Saint-Mathieu que nous abattîmes en 3 h 10, le temps que je mettais alors au marathon, et qui me laissa presque aussi lessivé. Le flot musical chez Bach est si continu, si régulier, si linéaire et pourtant circulaire — installé dans le temps et dans l'éternité, coulant comme un fleuve et revenant comme une roue grâce aux motifs sans cesse repris du contrepoint, aux refrains des airs et, d'une œuvre à l'autre, au recyclage de mouvements entiers —, qu'on dirait un voyage immobile, un cycliste sur tapis roulant, ou la poursuite par équipes sur piste où ils sont quatre à tourner en rond ensemble vers le paradis du podium, prenant la tête chacun son tour puis s'effaçant comme les voix d'une fugue.
Bach, il faut se laisser aller, s'y perdre. Je l'ai senti mieux que jamais l'hiver dernier dans les Cantates. Je n'écoutais qu'elles, qui me tenaient chaud. Je voulais acheter les dix coffrets (six disques chacun), les connaître toutes. Raté : je les mélangerai toujours. Je ne reconnais que certains passages, dont celui qui résume le mieux cet hiver si long : l'introduction de BWV 8, Mon Dieu quand donc... La note à la flûte infiniment répétée résonne encore en moi, signe d'un temps qui n'avance plus.
(L'album 10, le seul qui me manque, je n'en veux pas. Clore la série serait sacrilège ; il faut qu'elle reste sans fin.)
Ces jours-ci, Bach s'éloigne un peu. Mes oreilles s'ouvrent, étonnées, aux symphonies de Sibelius. J'en écoutais naguère des bouts à travers un mur de préjugés. De la musique mineure et d'arrière-garde, pensais-je. Voilà que j'y trouve des choses inouïes.
Cette musique-là ne chemine pas comme les autres, qui se dévident comme un fil, d'un seul mouvement — même les plus sinueuses, même la sonate de Ravel où violon et piano, se tournant le dos, marchent pourtant côte à côte. Chez Sibelius, le fil est près de s'effilocher ; quelques notes se détachent du groupe, avant qu'il se reforme et vire soudain ; on dirait un cheval qui avance droit en regardant de côté, ou le contraire. Une musique un instant hésitante, égarée entre plusieurs temps simultanés — dans les premiers mouvements surtout — et qui me parle, me guide à sa façon, de biais, sans mots, obscurément.
L'écriture, une fois de plus, boitant derrière la musique...
Pour voir les dessins de Stravinsky, cliquez sur le mot "crobards", § 1.
(Journal infime, 1999)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°6 en février 2004)