MON CORPS MON AMI


Il y eut d'abord, pendant plusieurs mois, un masseur-kinésithérapeute qui s'usa les doigts deux fois par semaine à triturer le point malade : derrière le genou gauche, côté interne, un mince fil tendineux, deux centimètres. Un médecin à 250 balles me fit dans me même coin vingt petites piqûres d'un coup, puis, des semaines plus tard, une grosse. Effet nul. Un second médecin, à 500 balles, ne m'offrit d'autre salut qu'un coup de bistouri et trois mois sans courir. J'allais me soumettre quand mon podologue m'en dissuada. Il me tailla de nouvelles semelles, muni de quoi j'ai pu courir quarante-cinq minutes au lieu de trente.

Je suis entré avec lui dans une autre phase, plus subtile, où l'on ne soigne plus directement la partie blessée, mais ce qui l'entoure et l'influence. Il m'a indiqué un ostéopathe qui sans même toucher le tendon m'a redressé le bassin, puis piqué dans l'oreille avec une allumette brûlante. Résultat : un nouveau petit mieux. Mais au lieu de m'en tenir à cet homme-là (totalement surbouqué par ailleurs), j'ai voulu continuer la recherche, menant autour du mal un mouvement tournant.

Désormais je consulte à Sèvres, sur le coteau d'en face. Lucile Cachemart est une femme de mon âge, douce et discrète, presque transparente. Elle me masse à travers mes habits, la jambe, l'autre, le bassin, les bras, les épaules, le cou, sans un mot, en de très lents va-et-vient. Les kinés que j'ai connus, bons ou moins bons, me faisaient la conversation comme des coiffeurs ; elle ne peut pas. Trop concentrée. Elle écoute mon corps si intensément que j'écoute aussi. Je ne saisis rien de leurs conciliabules. À moi elle demande seulement si je n'ai pas froid. Non. Tout est bien. Je plane. Je somnole. Cachemart, calme-cauchemars. Ses mains me communiquent un plaisir profond, sans désir. Ma respiration suit la sienne. Mon corps n'est plus un maître ou un esclave, mais un ami. Je l'ai toujours senti si pauvrement. Mme Pecqueux me le disait voilà quarante ans, quand je tenais mon violon comme un manche. Et maintenant, saurai-je l'habiter mieux ? Comprendre sa langue ? Démêler ses mensonges et ses cris du cœur ?

Le prix de la leçon : cent francs pour une heure, une heure et demie. De l'apostolat. Mieux c'est, moins c'est cher.

Mon vieux bout de caoutchouc moisi va peut-être guérir. Je cours une heure dix. Une heure vingt. Je pourrais cesser la thérapie, mais je veux y retourner encore un peu, approfondir. À chaque séance, un pas de plus. Dans la progression de ces mains légères, tout en détours, tâtonnements, reprises, je retrouve le mouvement de ce que j'écris, des pensées que j'amorce : on passe, on repasse, on tourne sans toucher autour d'un centre, comme autour d'un abcès, ou d'un gouffre — on sait qu'on n'y est pas encore, que c'est juste une ébauche, on n'insiste pas, on reviendra.


(Journal infime, 1999)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°6 en février 2004)