N'en déplaise à ceux qui le regardent de haut, j'ai pour Jules Supervielle une tendresse profonde. Je n'ai jamais pu lire un de ses poèmes sans un frémissement qu'eux seuls savent me donner. Le premier que j'aie lu, dans l'enfance, «...notre monde branchu, notre monde feuillu...», faisait parler les arbres ; ils n'ont plus cessé depuis. Supervielle sait écouter comme personne les muets, les animaux, les plantes, les objets. Lui aussi nous apprend, simplement, humblement, à mieux habiter le monde.
Relu «Saisir», tiré du Forçat innocent, curieusement long et disparate : changements de mètre, alexandrins, vers libre, six syllabes, sept, comme quand on essaie plusieurs clefs pour ouvrir et que ça résiste.
La première fois, j'avais coché un seul passage :
Viens, sommeil, aide-moi,
Tu saisiras pour moi
Ce que je n'ai pu prendre,
Sommeil aux mains plus grandes.
Cette fois je note aussi le début :
Saisir, saisir le soir, la pomme et la statue,
Saisir l'ombre et le mur et le bout de la rue.
Saisir le pied, le cou de la femme couchée
Et puis ouvrir les mains...
Et plus loin :
Saisir quand tout me quitte,
Et avec quelles mains...
Saisir, lâcher, reprendre, lâcher encore... Dans la belle anthologie de Décaudin, pleine de poèmes prestigieux, bien peu m'auront parlé autant que celui-ci. Avec un subtil mélange de clarté et de mystère, il décrit non seulement l'amour, mais la poésie elle-même, et plus encore, toute recherche, il se décrit lui-même et moi en train de le lire, alternativement saisi et abandonné, attrapant le sens et le perdant, m'accrochant puis laissant filer. C'est un art poétique et une leçon de vie. Progresser ? Lutter de toutes mes forces, puis laisser courir. Me crisper, me détendre, comme un cœur.
Sans doute pas un chef-d'œuvre, ce poème-là : cela aussi me le rend précieux. Il tâtonne un peu, se cherche, parle tantôt comme un père, tantôt comme un ami. Plus humble et juste que d'autres mieux connus, il ne prétend pas nous donner la clef du monde, mais seulement le désir de la chercher. Plus quelques vagues indications, comme au jeu de cache-tampon : «Ça refroidit... ça se réchauffe... tu brûles...»
(Journal infime, 2000)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°5 en janvier 2004)