PAGES D'ÉCRITURE
N°5 Janvier 2004
«La ville est un livre, et le promeneur est son lecteur», ai-je lu quelque part. Pas terrible, l'image... Le promeneur ne lit pas seulement, voyons ! Il écrit. C'est lui qui à chaque fois crée ou recrée les lieux. La promenade est un art — le plus pur de tous peut-être, en ce qu'il s'efface à mesure et n'a d'autre spectateur que l'auteur, en principe solitaire.
Petit traité de la marche en plaine. Ce titre me ravit et m'effraie. Écrire un art de la promenade ! J'en rêve, et c'est impossible. Oui, d'accord, mon premier livre, dans un sens, est l'ébauche d'un tel ouvrage — mais rien qu'une ébauche. Une vague mise en jambes. Vouloir aller plus loin est sans doute absurde. La promenade s'écarte des autres arts. Un artiste gagne, jusqu'à un certain point, à devenir plus conscient ; le promeneur, lui, doit ignorer largement ce qu'il cherche et les moyens de le trouver, car son art est second : il se met en route quand les autres ont échoué avec leurs moyens plus lourds et concertés. La force du promeneur est d'être démuni et distrait. Pour trouver, il faut parfois ne pas chercher, ou même ne pas savoir qu'on cherche. Il en est des secrets comme des femmes : certains ne se donnent qu'à ceux qui ne les regardent pas.
S'imposer ici une méthode, c'est partir dans l'impasse. Le promeneur démarre sans plan, ou ne s'en donne que pour mieux dévier. Son œuvre prend forme en se défaisant. Il marche à l'instinct, au caprice. Pour arriver plus vite, il ralentit. Il n'impose pas sa volonté, mais se laisse envahir. S'enchevêtre au monde. S'égare. Le vrai promeneur est frère du somnambule. Un dormeur qui écoute, hypersensible et engourdi.
Le Petit traité de la marche en plaine, j'ai fini par le lire. Très beau. Je ne me souviens de rien, à part mon soulagement : il n'y avait là nulle théorie, ou alors cachée. L'auteur, un Suisse, Gustave Roud, poète de première grandeur, est aussi un sage. Il sait que la promenade, on n'en parle et on n'y pense que de biais. (Voilà pourquoi cette page me paraît encore trop droite, pesante, sans les détours et bifurcations souhaitables.)
La promenade est donc un art admirable. Ecriture, photographie, musique, un peu tout cela. Humble jusqu'au déni de soi, jusqu'au refus de la moindre trace, mais dans la plus infime balade s'insinue un peu d'infini. Ce qui est vrai de toute chose, mais là on le sent mieux qu'ailleurs. L'infini, c'est la lente infusion, dans le marcheur minuscule, de l'immensité du ciel, ou de la forêt — plus vaste que toute plaine, pour peu qu'on n'en voie pas le bout. C'est la magie du moindre carrefour, de ce milieu du monde aux routes rayonnantes. C'est la multiplication des possibles : sans m'éloigner de ma maison, je pourrais marcher autour d'elle tous les jours jusqu'à la fin de ma vie sans jamais suivre le même parcours. Mais si cet élargissement me transporte, le mouvement inverse ne m'éclaire pas moins, quand le paysage se resserre, se clôt à la nuit tombante, et que sur les deux coteaux de Sèvres les maisons s'allument une à une comme si leur venait une même pensée, comme si elles se passaient le mot.
Comment pourrais-je l'écrire, ce traité ? Sur aucun point je n'arrive à me mettre d'accord. La durée de la marche : faut-il jouer sur la brièveté, l'acuité, la fraîcheur des sens, ou faire confiance à la fatigue, l'ennui, l'hébétude ? L'allure : lente ou soutenue ? variable ? avec ou sans haltes ? L'itinéraire : doit-on revenir sur un lieu, ou toujours pousser vers l'ailleurs ? Dès que j'ai failli trouver quelque chose, je suis tenté d'insister, de repasser, plusieurs fois s'il le faut, comme on travaille une page, comme on tourne autour de Jéricho ; un autre jour je me dis qu'au contraire, une promenade est une moisson, qu'en passant on fauche l'herbe, ou on la foule, et qu'après il faut laisser le temps que ça remonte. C'est plus fort que moi, j'oublie ce que j'ai dit sagement plus haut, que je n'ai rien à calculer, que tout se fait tout seul, que je n'ai qu'à me laisser porter par mes jambes jusqu'à trouver enfin, peut-être, l'accord : ce moment d'équilibre où le paysage et moi prenons l'initiative tour à tour ; où tandis que j'écris ma ville en marchant, je suis en même temps écrit par elle.
(Journal infime, 1999)
Des livres de Jacques Réda, j'en ai tout un rayon. Des recueils de poèmes surtout, de purs bijoux, mon favori étant Hors les murs : la banlieue de Paris saisie dans sa quintessence et sa beauté secrète. Un livre sur le jazz, L'improviste, ce qu'on fait de mieux dans le genre, avec des poèmes swingants s'inspirant des rythmes jazziques. Un petit livre méconnu, La sauvette, présentant de façon génialement brève, claire et lumineuse les principaux poètes de notre temps.
Voici le Réda nouveau : La course (Nouvelles poésies itinérantes et familières). Il écrit beaucoup, Réda, trop sans doute, et je crains que le meilleur de l'œuvre soit derrière lui. Le sous-titre, avec sa bonhomie modeste, semble un brin désuet. Pourtant, dès les premiers vers, ça repart :
Je regarde souvent la rue où je vais comme si
J'avais depuis longtemps quitté l'émouvante surface
Du monde pour l'autre côté sans fond qui nous efface
Un jour ou l'autre sans retour mais libres de souci.
Je m'applique assez bien à ce délicat exercice
Pour que très vite mon regard cesse d'appartenir
À l'amas nuageux d'espérance et de souvenir
Auquel j'aurai donné mon nom...
Je pense à Dhôtel en lisant Réda. Tous deux affectionnent les plus humbles sujets, les lieux déshérités. Réda est lui aussi un flâneur, un chiffonnier, récupérant dans les poubelles du monde ce que les Messieurs de l'écriture dédaignent. (Encore un fieffé minimaliste.) Lui aussi revient sans cesse sur le motif, comme un artisan refait patiemment son geste, apprivoise lentement la matière. Lui aussi nous réconcilie avec nos alentours, et nous-même. En le lisant j'oublie, comme chez Dhôtel, de me poser toutes ces questions bêtasses, est-ce un «grand écrivain» ou un petit, est-ce moderne ou démodé. Je me fiche même de savoir si c'est meilleur ou moins bon qu'avant. Je suis embarqué. Je jubile. Je retrouve dans ses vers à foison ce que j'essaie de faire pousser dans ma prose. Forcément ! C'est son regard, en grande partie, qui a formé le mien. Au point que le lire est pour moi dangereux autant que bénéfique : étant passé partout avant moi, il me guide et me coupe l'herbe sous le pied, me pousse à écrire et m'en décourage. J'aurais aimé, j'aurais pu écrire des vers, mais je n'oserai jamais après lui. Pas de regrets : sans l'exemple des siens, je n'aurais pas osé non plus. Je suis un gamin dont l'oncle a piqué le jouet (le vers, ce meccano merveilleux) ; mais elles sont si épatantes, les machines bricolées par tonton, que le regarder jouer, assis tous deux par terre, suffit à mon bonheur.
Tout s'estompe et s'idéalise :
On espère bientôt
Réussir au bord du coteau
La pure catalyse
De la plénitude et du rien...
La prose, je peux y aller. Ses routes sont plus nombreuses, plus sinueuses, plus secrètes. J'y trace plus facilement de nouveaux parcours. Et quand bien même je reviendrais sur les lieux de Réda ? Ou sur les miens ? Ce que Réda m'aide à me fourrer dans le crâne — j'ai encore besoin de taper pour que ça rentre —, c'est qu'il n'y a pas de mauvais ou de petits sujets, et qu'on peut retourner aux mêmes autant de fois qu'on veut, comme les peintres avec leurs étangs, leurs femmes nues, leurs coupes de fruits. J'emmerde les maximalistes, leurs grandes machines, leurs fanfares, leurs grosses caisses. Vive le peu ! Vive le presque rien ! Je n'ai plus peur de manquer de matière. Moins j'en aurai, mieux je la verrai. Quelques rues, quelques visages, quelques livres, un miroir de poche, c'est presque trop.
(Journal infime, 1999)
N'en déplaise à ceux qui le regardent de haut, j'ai pour Jules Supervielle une tendresse profonde. Je n'ai jamais pu lire un de ses poèmes sans un frémissement qu'eux seuls savent me donner. Le premier que j'aie lu, dans l'enfance, «...notre monde branchu, notre monde feuillu...», faisait parler les arbres ; ils n'ont plus cessé depuis. Supervielle sait écouter comme personne les muets, les animaux, les plantes, les objets. Lui aussi nous apprend, simplement, humblement, à mieux habiter le monde.
Relu «Saisir», tiré du Forçat innocent, curieusement long et disparate : changements de mètre, alexandrins, vers libre, six syllabes, sept, comme quand on essaie plusieurs clefs pour ouvrir et que ça résiste.
La première fois, j'avais coché un seul passage :
Viens, sommeil, aide-moi,
Tu saisiras pour moi
Ce que je n'ai pu prendre,
Sommeil aux mains plus grandes.
Cette fois je note aussi le début :
Saisir, saisir le soir, la pomme et la statue,
Saisir l'ombre et le mur et le bout de la rue.
Saisir le pied, le cou de la femme couchée
Et puis ouvrir les mains...
Et plus loin :
Saisir quand tout me quitte,
Et avec quelles mains...
Saisir, lâcher, reprendre, lâcher encore... Dans la belle anthologie de Décaudin, pleine de poèmes prestigieux, bien peu m'auront parlé autant que celui-ci. Avec un subtil mélange de clarté et de mystère, il décrit non seulement l'amour, mais la poésie elle-même, et plus encore, toute recherche, il se décrit lui-même et moi en train de le lire, alternativement saisi et abandonné, attrapant le sens et le perdant, m'accrochant puis laissant filer. C'est un art poétique et une leçon de vie. Progresser ? Lutter de toutes mes forces, puis laisser courir. Me crisper, me détendre, comme un cœur.
Sans doute pas un chef-d'œuvre, ce poème-là : cela aussi me le rend précieux. Il tâtonne un peu, se cherche, parle tantôt comme un père, tantôt comme un ami. Plus humble et juste que d'autres mieux connus, il ne prétend pas nous donner la clef du monde, mais seulement le désir de la chercher. Plus quelques vagues indications, comme au jeu de cache-tampon : «Ça refroidit... ça se réchauffe... tu brûles...»
(Journal infime, 2000)
À la sortie de mes premiers Cahiers grecs, en 95, j'offre le tout aux responsables d'une association philhellène, comme on dit, avec un topo circonstancié. Dans le numéro suivant de leur bulletin, je lis ceci :
«Je vous recommande les plaquettes de poèmes traduits par M.V. Des œuvres de N, N, N et N, présentées en CAHIERS bleus délicatement reliés par une faveur. Un très beau cadeau pour la Fête des Mères et des Pères !»
Un an plus tard, un grand quotidien consacre à la fournée suivante quatre lignes : aucun nom de poète, aucune appréciation du contenu de ces «élégants petits volumes bleus, bilingues, tirés à mille exemplaires».
Travaillez bien vos traductions de poèmes, chers collègues ; mais veillez d'abord à ce qui compte plus que tout, s'agissant de poésie : la présentation.
Déçu par mes lecteurs : ils ont totalement boudé, en 96, les deux Cahiers grecs de l'ancienne formule, non-bilingues et plus spartiates dans leur présentation, au profit des trois jolis nouveaux, coédités, pourtant trois fois et demie plus chers. Je me dois d'exprimer mon dépit dans la présentation des Cahiers de 97 :
«Ce qui pourrait amener des réflexions amères. Que cherchent les acheteurs de poésie : lire des poèmes ? meubler d'un bel objet leur bibliothèque, ou celle d'amis intellos ? s'offrir, grâce au bilingue, une petite séance de zapping linguistique où la poésie n'a qu'une part subalterne ?»
Je suis sans doute un peu injuste : ce qui a causé l'échec de Papadìtsas et Traïanos, c'est peut-être aussi qu'ils sont des poètes plus difficiles que Christianòpoulos et Patrìkios, les best-sellers...
Mon nouvel associé n'a pas l'air d'apprécier ma diatribe. Un éditeur qui houspille son public, ça le dépasse. Insensible à la grandeur insolite de la chose, suant d'angoisse à l'idée de perdre un ou deux clients susceptibles, il me fait comprendre que je dois «modifier» la phrase.
Je m'exécute en bougonnant. Je coupe le passage avec une furieuse envie de laisser tomber reliures et beau papier pour me retrouver pauvre et libre comme avant.
(Patience, patience...)
Le Conseil général d'Aquitaine m'a demandé une vague expertise, l'un de ces travaux annexes qu'on exécute en maugréant, sans savoir pourquoi on les accepte — de peur de se faire des ennemis ? D'habitude on vous promet quelques sous, une misère, et quelquefois la promesse est tenue. Cette fois, on n'a même rien promis. Allez Michel, me dis-je, fais-le pour la Grèce...
Trois semaines plus tard, je reçois d'Aquitaine six bouteilles de Saint-Emilion. Pour une demi-page de texte !
Je pense au peintre grec Theòphilos, un peu simplet, un peu clochard, qui peignait parfois des fresques dans des cafés de village «pour une assiette de bouffe» comme disent les Grecs. Je pense à lui chaque fois qu'un poète grec m'invite à dîner : je n'ai pas touché un sou pour les traduire, mon salaire c'est ça, un repas ; autrement dit, mon travail n'entre pas dans le circuit économique, je compte pour du beurre, je n'existe pas. Mais je n'en conçois que peu d'amertume, j'en serais plutôt vaguement satisfait — comme s'il y avait un plaisir d'être immatériel, transparent.
En fait j'existe quand même, dans un fantôme de monde ancien où l'on échangeait des choses vraies, où l'on troquait et trinquait, avant d'inventer l'argent.
Qu'un auteur soit aux petits soins avec son traducteur, quoi de plus normal. S'il en fait un peu trop, on trouve ça humain. On accueille ses invitations à dîner, ses dithyrambes gentils avec une joie paisible, en gardant son sang froid. Mais quand le poète Yòrgos Markòpoulos, que je connais à peine, petit quinquagénaire barbu grisonnant, me déclare trois fois en deux heures, l'œil bleu brillant d'une humble allégresse, Tu m'as donné la plus grande joie de ma vie ! sous prétexte que j'ai décidé de le traduire, alors là tout de même, je me sens riche.
Le ciel était caché
par le mauve d'un voile
quand je vis — dans mon rêve —
une forêt la nuit.
J'errais sur des sentiers
retirés et secrets
dans un conte cherchant
du moulin la clairière.
Cela sentait la terre
humide et l'âtre éteint ;
au milieu du voyage
il vint un rude hiver.
La neige couvrait muette
le cadavre des bois
les traces d'animaux
si fines s'effaçaient.
Sous les éclairs passaient
des instants et des siècles ;
enjambée d'une source
au courant pétrifié.
Puis le printemps bondit
l'été vint faire un tour
l'automne dans la terre
étrangement germa.
J'eus devant moi en foule
ravins, torrents et ponts,
obscurci de tristesse
enveloppé de peur.
C'est alors qu'apparut
sur la crête la lune
glacée, toute semblable
à la face d'un loup
et dit : «Que cherches-tu
en de pareils sentiers
qui ne font que tourner
en des cercles sans fin ?»
«La clairière», lui dis-je
à mi-voix, mais voici
qu'elle sombrait déjà
dans sa blancheur, disant :
«Le temps est un abîme.
La clairière, un fantôme
Dans le désert. Et si
Tu le touches, plus rien.
Trouve le trou obscur
et si tu cries dedans
tu auras la réponse.»
Et elle disparut.
Au matin, pas de jour.
Le soleil était noir.
Devant mes pieds s'ouvrit
le puits tel un tombeau.
Je pousse alors un cri
qui coule jusqu'au fond
et s'y brise en morceaux.
Il n'y eut pas de réponse.
(Cerisiers dans les ténèbres)
(réponse sur le numéro de la citation...)
Celui qui a des enfants vit comme un chien et meurt comme un homme ; celui qui n'en a pas vit comme un homme et meurt comme un chien.
Du même bois, on peut faire une croix ou une trique.
Qu'appelles-tu mauvais ? Celui qui veut toujours faire honte. Que trouves-tu de plus humain ? Épargner la honte à quelqu'un.
C'est un grand signe de médiocrité que de louer toujours modérément.
L'on est plus souvent dupe par la défiance que par la confiance.
Il faut être un peu trop bon pour l'être assez.
Les œuvres de Jacques Réda sont publiées pour l'essentiel chez Gallimard, sauf La sauvette chez Verdier. Celles de Jules Supervielle, chez Gallimard aussi. L'excellente Anthologie de la poésie française du XXe siècle, due à Michel Décaudin (2 tomes), est en Poésie/Gallimard.
Terminé la bio d'Henri Michaux par Jean-Pierre Martin.
Trajectoire admirable du dernier Michaux, de 1948 à sa mort. Dédain de la gloire. Dépouillement. Refus de tout relâchement. Seule compte la poursuite de ce qui se dérobe. Ce que fait Michaux n'est pas de la littérature (mot pompeux et creux, qu'on ne devrait employer qu'en ricanant), mais quelque chose de neuf, de naissant, qui n'a pas de nom. C'est le cas de tout vrai créateur, mais chez quel autre le sent-on à ce point ?
Certains récusent les biographies d'écrivains, qui seraient au mieux inutiles, et au pire nous empêcheraient de bien lire les œuvres. Ce structuralisme mal compris, qui sacralise le Texte (suspendu hors de tout temps, de tout lieu, de toute contingence humaine), l'éloigne en même temps de nous. À ces puristes je répondrai qu'en refermant cette bio-là, je suis allé m'acheter les deux Pléiade Michaux. Connaître la vie de l'auteur, les circonstances de ses œuvres, m'a donné envie de les (re)lire et jettera pour moi sur elles, qu'est-ce qu'on parie, une lumière plus variée, plus juste.
Un sacré roman : Tu n'écriras point d'Alain Satgé, au Seuil. Un village de l'Aude où le narrateur adolescent passait ses vacances, qu'il retrouve dix ans après une passion malheureuse. Presque pas d'action ou de personnages. Le récit et l'écriture elle-même hantés par Proust (un peu comme Les choses de Perec l'étaient par Flaubert). On se croit au bord du pastiche — mais non : l'imitation n'est pas gratuite, son excès même fait décoller le livre, avec ces passerelles continuellement lancées entre les époques, ces métaphores perpétuelles raccordant, brassant, mêlant les différents secteurs du réel dans un immense mouvement circulaire. Il faudrait des pages pour évoquer toutes les richesses de cet écrit proliférant, extrême, qu'on imagine longuement mûri (l'auteur débute à 57 ans). Et quelle plume ! Il y a dans Tu n'écriras point les plus belles pages que j'aie jamais lues sur le théâtre et l'opéra (dont le narrateur est fanatique), et un tas d'autres morceaux de bravoure qu'on se promet d'aller relire de temps à autre, comme on fait, par exemple, avec Proust.
(Pour l'anecdote : un professeur célèbre qui sévissait à Louis-le-Grand apparaît chez Satgé (sous son vrai nom) en même temps que dans mes Rencontres...)
Mai 68, (re)parlons-en ! M'étonnent toujours ceux qui voient les «événements» tout en rose, ou tout en noir comme ce pauvre Luc Ferry. À ces esprits simples, encore enfants ou déjà séniles, conseillons la lecture d'un livre : Longtemps je me suis souvenu de mai 68, publié au Castor Astral par un mystérieux «cercle Barbara Salutati». 90 témoins, trente ans après, y énumèrent leurs souvenirs sur le modèle du «Je me souviens» perecquien. La multiplicité des points de vue fait merveille, restituant les folles journées dans toutes leurs dimensions, de l'admirable à l'odieux, du grotesque au grandiose. Le passé nous revient en pleine figure, intact. On sourit, on est ému. On se pose des questions. On en ressort un peu moins con.
Une phrase à méditer parmi tant d'autres. Un vieil ouvrier s'adresse à des gauchistes : «Si ça avait été des enfants d'ouvriers, sur le boulevard Saint-Michel, ils auraient tiré...»
Qu'en penses-tu, Charles ?
Roland m'écrit. Oui ! le Roland de Rencontres..., le meilleur de nous tous alors en français, qui pourtant a viré philosophe. «Je suis troublé par tes contentieux avec la philosophie. Sache qu'on peut aussi souffrir de se sentir condamné au décharnement de l'abstraction, incapable d'entrer dans la chair des mots, et donc un peu jaloux.»
Que le penseur soit envieux à son tour de l'humble jongleur des mots qui l'envie (cf. Pages d'écriture n°4), je m'en doutais un peu — mais ce n'était pas à moi de le dire. J'avoue que cet aveu mutuel d'impuissance m'enchante. La force de chacun des deux n'est-elle pas dans la conscience de sa faiblesse ? Je me plais à voir l'écrivain et le philosophe comme deux manchots, infirmes fraternels, courant après la Vérité sans jamais réussir à l'étreindre.
Philo (suite). Czeslaw Michalewski, mon collègue au lycée de Sèvres, philosophe mais resté modeste malgré ce qu'il vient de lire sur ce site, est l'animateur inlassable d'un club philo qui multiplie rencontres et initiatives au lycée comme en ville. Les pros de la philo (et ses amateurs) qui font halte chez moi voudront bien pousser jusqu'à www.coin-philo.net : ils verront tout ce dont un homme est capable pour communiquer sa passion.
Invité par lui, Jean-Pierre Vernant, notre voisin, est venu l'autre jour nous parler du mythe de Pandore — lequel dénote une vision plutôt macho... «Tout de même, ces Grecs anciens, quels connards !» dis-je ensuite à Czeslaw. Il rigole, puis me prouve gentiment que j'ai tout faux. Rien à faire, on n'a jamais le dernier mot avec eux.
Ai-je tellement envie de l'avoir ?
Être et avoir (suite). Le personnage central du film, instituteur converti au business, M. Lopez (Le Pèze ?), réclame au réalisateur une somme colossale. Si ça continue, les descendants du bousier, l'insecte vedette du film Microcosmos, vont eux aussi demander à palper l'oseille, et l'on verra bientôt les héritiers de Grondan me faire les poches...
Combien d'accès à www.volkovitch.com ? Les pointages du cousin Marc se précisent : 90 volkonautes en septembre, 140 en octobre, 200 en novembre. Inespéré ! Mon bonheur sera total quand je serai mieux informé sur la réception de Rencontres dans les classes prépa. Je sais seulement que le texte circule ici ou là. On aime ? On déteste ? On s'en fout ? Ohé, jeunes gens ! Dites quelque chose !
Dans les prochains numéros de Pages d'écriture : les rubriques habituelles, des notes sur les livres mais aussi sur la musique, le cinéma, un peu de bédé... Côté suppléments, des extraits de deux romans grecs épatants que je viens de traduire : Le miel des anges, de Vanghèlis Hadziyannìdis (Albin Michel, parution janvier) et Un costume dans la terre de Ioànna Karystiàni (Seuil, parution avril). Au programme également, des pages à la gloire de la banlieue de Paris, dans le prolongement de mon Bout du monde à Neuilly-Plaisance.
Très chères lectrices et chers lecteurs, après tant de pages arides, voici un petit quatrain-cadeau bien mérité. Que 2004 vous soit poétique !
Laissez-la donc entrer, cette vieille rombière,
Malgré la robe informe et le gras du cheveu :
Elle a pour seul désir vous baiser la paupière.
Moralité :
Recevez, mémère œil veut !