PROMENEUR, DORMEUR


«La ville est un livre, et le promeneur est son lecteur», ai-je lu quelque part. Pas terrible, l'image... Le promeneur ne lit pas seulement, voyons ! Il écrit. C'est lui qui à chaque fois crée ou recrée les lieux. La promenade est un art — le plus pur de tous peut-être, en ce qu'il s'efface à mesure et n'a d'autre spectateur que l'auteur, en principe solitaire.

Petit traité de la marche en plaine. Ce titre me ravit et m'effraie. Écrire un art de la promenade ! J'en rêve, et c'est impossible. Oui, d'accord, mon premier livre, dans un sens, est l'ébauche d'un tel ouvrage — mais rien qu'une ébauche. Une vague mise en jambes. Vouloir aller plus loin est sans doute absurde. La promenade s'écarte des autres arts. Un artiste gagne, jusqu'à un certain point, à devenir plus conscient ; le promeneur, lui, doit ignorer largement ce qu'il cherche et les moyens de le trouver, car son art est second : il se met en route quand les autres ont échoué avec leurs moyens plus lourds et concertés. La force du promeneur est d'être démuni et distrait. Pour trouver, il faut parfois ne pas chercher, ou même ne pas savoir qu'on cherche. Il en est des secrets comme des femmes : certains ne se donnent qu'à ceux qui ne les regardent pas.

S'imposer ici une méthode, c'est partir dans l'impasse. Le promeneur démarre sans plan, ou ne s'en donne que pour mieux dévier. Son œuvre prend forme en se défaisant. Il marche à l'instinct, au caprice. Pour arriver plus vite, il ralentit. Il n'impose pas sa volonté, mais se laisse envahir. S'enchevêtre au monde. S'égare. Le vrai promeneur est frère du somnambule. Un dormeur qui écoute, hypersensible et engourdi.

Le Petit traité de la marche en plaine, j'ai fini par le lire. Très beau. Je ne me souviens de rien, à part mon soulagement : il n'y avait là nulle théorie, ou alors cachée. L'auteur, un Suisse, Gustave Roud, poète de première grandeur, est aussi un sage. Il sait que la promenade, on n'en parle et on n'y pense que de biais. (Voilà pourquoi cette page me paraît encore trop droite, pesante, sans les détours et bifurcations souhaitables.)

La promenade est donc un art admirable. Ecriture, photographie, musique, un peu tout cela. Humble jusqu'au déni de soi, jusqu'au refus de la moindre trace, mais dans la plus infime balade s'insinue un peu d'infini. Ce qui est vrai de toute chose, mais là on le sent mieux qu'ailleurs. L'infini, c'est la lente infusion, dans le marcheur minuscule, de l'immensité du ciel, ou de la forêt — plus vaste que toute plaine, pour peu qu'on n'en voie pas le bout. C'est la magie du moindre carrefour, de ce milieu du monde aux routes rayonnantes. C'est la multiplication des possibles : sans m'éloigner de ma maison, je pourrais marcher autour d'elle tous les jours jusqu'à la fin de ma vie sans jamais suivre le même parcours. Mais si cet élargissement me transporte, le mouvement inverse ne m'éclaire pas moins, quand le paysage se resserre, se clôt à la nuit tombante, et que sur les deux coteaux de Sèvres les maisons s'allument une à une comme si leur venait une même pensée, comme si elles se passaient le mot.

Comment pourrais-je l'écrire, ce traité ? Sur aucun point je n'arrive à me mettre d'accord. La durée de la marche : faut-il jouer sur la brièveté, l'acuité, la fraîcheur des sens, ou faire confiance à la fatigue, l'ennui, l'hébétude ? L'allure : lente ou soutenue ? variable ? avec ou sans haltes ? L'itinéraire : doit-on revenir sur un lieu, ou toujours pousser vers l'ailleurs ? Dès que j'ai failli trouver quelque chose, je suis tenté d'insister, de repasser, plusieurs fois s'il le faut, comme on travaille une page, comme on tourne autour de Jéricho ; un autre jour je me dis qu'au contraire, une promenade est une moisson, qu'en passant on fauche l'herbe, ou on la foule, et qu'après il faut laisser le temps que ça remonte. C'est plus fort que moi, j'oublie ce que j'ai dit sagement plus haut, que je n'ai rien à calculer, que tout se fait tout seul, que je n'ai qu'à me laisser porter par mes jambes jusqu'à trouver enfin, peut-être, l'accord : ce moment d'équilibre où le paysage et moi prenons l'initiative tour à tour ; où tandis que j'écris ma ville en marchant, je suis en même temps écrit par elle.


(Journal infime, 1999)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°5 en janvier 2004)