BOBIN BALANÇOIRE


Sacré Bobin. De temps en temps je prends un de ses livres et ça me le refait. Bobin me ravit, Bobin m'énerve. Il est le seul à me donner à ce point le mal de mer littéraire. Il a des moments de grâce où l'on s'envole, et l'instant d'après, sans prévenir, plaf. Ou plutôt, bien souvent, c'est en même temps délectable et nauséeux, comme une sortie en voilier par gros temps ou un gâteau plein de crème. Il en fait trop, le bougre. Il ne sait pas s'arrêter. Il s'applique, il s'écoute, c'est tellement beau ce qu'il a en lui. Il veut être léger, frais, naturel, poétique... Il l'est — mais toujours un peu trop. Du coup il sent plus ou moins l'effort, le fabriqué. C'est un innocent rusé. Un humble ostentatoire. Un gros qui veut passer pour maigre. Un curé déguisé en mendiant.

Son texte sur Michon, le début surtout, est un morceau d'anthologie. «Je ferme les yeux pour le lire...» Grandiose. On est rarement allé si loin dans l'auto-parodie — inconsciente, je crois, car l'homme semble étranger à l'humour. Sans doute est-ce là pour lui une nécessité : doté d'humour, et de la lucidité qu'il suppose, Bobin se casserait moins la gueule, mais du même coup il ne saurait plus s'envoler.

Un livre inutile. Rien que le titre... Humblement chuchoté ?... Tonitruant, provocateur ? Dedans, un tas de passages profonds, stimulants, de belles formules, on coche dans la marge, on voudrait noter, lui écrire pour dire merci. La parole poétique, qui «redonne à l'éternel son goût de périssable». Ou ceci, sur Ponge : «Il écrivait comme on heurte le cristal d'un verre, du bout de l'ongle. Il versait plus ou moins de silence dans la page, pour faire varier le son. Il recommençait jusqu'à obtenir la note juste.» On retient son souffle pour savourer — et tant pis si Ponge est moins présent ici que Bobin lui-même... Deux pages plus loin : «Quand j'étais enfant, mon père me portait sur ses épaules (...). À présent que mon père a vieilli, je monte sur les épaules de quelques livres.» Juste pensée, image forcée, cucul. Les montagnes russes, comme toujours. D'autres images maniérées, pesamment légères : les «ciseaux de la langue dans le blanc du papier». Ceux qui se sont «beaucoup frotté la prunelle de [leurs] yeux à toutes encres». Peu après on dirait que ça s'arrange : «C'est qu'il ne faut pas non plus user d'une langue trop lourde [Oh non !]. Il faut que tout soit comme c'est dans la vie : mélangé [Oh oui !]. Mêlé de sable et de pluie, de jour et de nuit, de présence et d'absence [Bravo !]. Il faut juste atteindre ce point du mélange où le mélange en est à ses débuts : quand le vin est répandu dans l'eau, quand la solitude est versée dans l'amour [Vas-y Bobin !]. Ce point où le mélange n'a pas encore tout confondu, où tout est pur et mélangé...» Pur et mélangé ! le bel autoportrait ! On attend la chute, prêt au sublime... Et là, crac, sans prévenir : «...comme le ciel dans un cœur de jeune fille.» Bienvenue chez Harlequin.

Bobin a des thuriféraires pâmés, et des censeurs méprisants. Suis-je donc seul ballotté sur la balançoire entre les deux ? notant des passages émouvants qui le lendemain me font ricaner, et vice versa ?

J'aime bien ce dont je ne sais que penser. Et les écrivains inégaux ont un côté attendrissant, vulnérable, qui me touche ; une apparence d'audace que j'admire, si inconsciente soit-elle. Ma réticence devant Bobin tient moins à ses faiblesses qu'à cette impression de faux qui pour moi émane de ses livres. Comme s'il jouait un personnage. Comme s'il prêchait pour nous, en bon gourou, ce que lui-même ne saurait vivre tout à fait. Comme si les mots n'étaient pas totalement gagés sur l'expérience. Or je ne crois pas que l'hypocrisie sache écrire de bons livres — des livres qu'on puisse fréquenter longtemps.

Des preuves, jeune homme, des preuves ! Hypocrite, Bobin ? Comment savoir ? Lui-même le sait-il ?


(Journal infime, 1999)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°4 en décembre 2003)