PAGES D'ÉCRITURE

N°4 Décembre 2003



TRANCHE DE VIE


«Le parc de Saint-Cloud, veuf de son château, avec ses avenues convergeant vers le vide, sa perspective étagée qui cascade avec ampleur de palier en palier jusqu'à la balustrade suspendue au-dessus de la Seine, rameute à lui seul dans mon imagination toutes les étoiles de routes désaffectées qui, toujours, m'ont parlé dans la langue même des Sirènes.»

Encore un sortilège de l'enchanteur Gracq : ce que sa phrase ample, parfaitement modulée, cascadant d'avenues en balustrade et de Seine en Sirènes, parvient à faire passer pour un territoire immense, n'est qu'une mince enclave boisée, une tache minuscule sur la carte des banlieues, dont je fais le tour à pied en moins d'une heure. Si le parc de Saint-Cloud est plus grand que ses dimensions réelles, c'est par la grâce d'autres sorciers, experts en paysages, qui ont élargi l'espace de l'intérieur, ouvrant des perspectives et fermant les autres (ligne droite sans fin dans la plus grande longueur, creux et bosses, chemins tournants, rideaux d'arbres), variant les caractères, de l'ordre classique en façade à la sauvagerie des fonds, tirant même parti, au cours du temps, des blessures infligées au domaine (autoroute, voies de chemin de fer), qui en le fragmentant, créant des poches peu accessibles, l'ont ramifié davantage encore.

Autre recette pour élargir en feignant de réduire : les zones interdites. Ferme un placard à clef, ta maison sera plus grande. Le parc a deux enclaves qu'on doit contourner, qui font rêver à des mystères cachés : un stade pour les riches, protégé par de hautes palissades opaques ; et surtout, le pavillon de Breteuil — petit château, jardin en terrasse, quelques arbres —, domaine de poupée (russe), mise en abyme du parc dont sa petitesse accentue l'ampleur.

Ce pavillon de Breteuil où ma famille avait ses entrées, je l'ai quitté pour toujours à la fin de l'enfance. Depuis, je suis devenu plus riche encore : les trois allées de son ébauche de parc, dont j'étais le petit roi, toujours désertes aujourd'hui sans moi derrière leurs grilles, me semblent aussi confinées qu'une cage de zoo, tandis que j'arpente librement le reste, où je n'avais pas alors le droit d'aller, qui désormais m'appartient — car tout cela est à moi, massifs, escaliers, bassins, futaies, allées entretenues par des bataillons d'élagueurs, de balayeurs, de jardiniers minutieux et discrets. J'y suis presque toujours seul (comme autrefois sur le grand quai de Thessalonique, noir de monde le soir, désert quand j'y courais à l'aube), afin de mieux goûter ma royauté, mais surtout parce que le vide qui, comme l'a senti Gracq, est l'âme secrète de ces lieux, m'enivre comme un air pur.

Je ne suis pas un sauvage : quelques rares passants ne me gênent guère ; j'aime faire les honneurs du parc à mes amies, qui toutes, ou presque, s'extasient, saluant en moi le roi des veinards. J'y marche, cours ou pédale une ou deux fois par jour. Je pourrais m'y retrouver les yeux fermés. Je finirai par m'y endormir en courant, et ferai sûrement des rêves aériens, tant j'y suis, corps et pensées, plus léger qu'ailleurs. Le parc est sur un plateau, j'y parviens après une rude montée ; là-haut les muscles se détendent, l'oxygène revient, courir c'est planer un peu. Passé la petite porte en fer, le rond-point de la Broussaille où je débouche, large clairière toute ronde, est pour moi aussi proche du ciel que les sommets des Alpes ; j'ai parfois contemplé Paris, depuis le belvédère de la Lanterne ou les jardins côté Saint-Cloud, comme du haut des remparts célestes ; et à la Butte aux chèvres, sur le versant sévrien dont la beauté plus humble me touche davantage, où les pavillons apparus en contrebas ont une vague allure de cité engloutie, je retrouve la vue de ma fenêtre, mais de plus haut, comme si je m'élevais en ballon.

Là où j'habite, quelques rues plus bas, le parc a beau être invisible, je sens presque physiquement sa présence. Là-haut, derrière le mur-frontière que longe la sente du Nord, il y a — le Nord, c'est lui — ce champ magnétique, ce pôle clandestin. Depuis mon retour à Sèvres, lui et moi tendons à nous mêler. Moi, l'infime globule courant dans ses artères ; lui, vu depuis l'autre coteau, posé lourd et léger tel un édredon sur la ville, me semble un prolongement d'organes qui aurait poussé hors de mon corps, mi-poumon, mi-cerveau.

C'est un être vivant. Et comme tous les organismes complexes, comme le métro (dont il est à plus d'un titre le négatif le plus pur), il a besoin de sommeil. S'il est fermé tous les soirs jusqu'au lever du jour, c'est qu'il recharge ses batteries. Il devient alors, je l'ai su dès l'enfance, très dangereux, comme l'intérieur d'un transformateur. Deux amoureux qui s'y étaient glissés un soir, dans les années 50, violant son intimité, y furent tués sauvagement, payant de leur vie leur transgression.

Vingt ans plus tard, dans un roman que je n'écrirai pas, la secte des Insomniaques se réunissait rue du Guet, à deux pas du parc, au crépuscule, pour dormir côte à côte, se tenant par les mains, et regarder monter la montgolfière du rêve que leurs souffles gonflaient ensemble. Je le pressentais déjà : le parc endormi, bourgeonnant au-dessus de nous comme ces bulles-nuages dans les images des bédés, est un essaim de songes, poussé là-haut par tous les dormeurs du versant ; à moins qu'inversement nos rêves, paisibles ou terribles, ne soient des suintements issus de ce grand réservoir, dont seule une mince digue nous protège. Dans les lugubres années 60, quand l'avenir n'était que béton, j'étais mort d'angoisse à l'idée qu'un jour il disparaisse, asséché par les promoteurs ; aujourd'hui, ouf, il déborde.


(Journal infime, 1999)









LECTURES


Sacré Bobin. De temps en temps je prends un de ses livres et ça me le refait. Bobin me ravit, Bobin m'énerve. Il est le seul à me donner à ce point le mal de mer littéraire. Il a des moments de grâce où l'on s'envole, et l'instant d'après, sans prévenir, plaf. Ou plutôt, bien souvent, c'est en même temps délectable et nauséeux, comme une sortie en voilier par gros temps ou un gâteau plein de crème. Il en fait trop, le bougre. Il ne sait pas s'arrêter. Il s'applique, il s'écoute, c'est tellement beau ce qu'il a en lui. Il veut être léger, frais, naturel, poétique... Il l'est — mais toujours un peu trop. Du coup il sent plus ou moins l'effort, le fabriqué. C'est un innocent rusé. Un humble ostentatoire. Un gros qui veut passer pour maigre. Un curé déguisé en mendiant.

Son texte sur Michon, le début surtout, est un morceau d'anthologie. «Je ferme les yeux pour le lire...» Grandiose. On est rarement allé si loin dans l'auto-parodie — inconsciente, je crois, car l'homme semble étranger à l'humour. Sans doute est-ce là pour lui une nécessité : doté d'humour, et de la lucidité qu'il suppose, Bobin se casserait moins la gueule, mais du même coup il ne saurait plus s'envoler.

Un livre inutile. Rien que le titre... Humblement chuchoté ?... Tonitruant, provocateur ? Dedans, un tas de passages profonds, stimulants, de belles formules, on coche dans la marge, on voudrait noter, lui écrire pour dire merci. La parole poétique, qui «redonne à l'éternel son goût de périssable». Ou ceci, sur Ponge : «Il écrivait comme on heurte le cristal d'un verre, du bout de l'ongle. Il versait plus ou moins de silence dans la page, pour faire varier le son. Il recommençait jusqu'à obtenir la note juste.» On retient son souffle pour savourer — et tant pis si Ponge est moins présent ici que Bobin lui-même... Deux pages plus loin : «Quand j'étais enfant, mon père me portait sur ses épaules (...). À présent que mon père a vieilli, je monte sur les épaules de quelques livres.» Juste pensée, image forcée, cucul. Les montagnes russes, comme toujours. D'autres images maniérées, pesamment légères : les «ciseaux de la langue dans le blanc du papier». Ceux qui se sont «beaucoup frotté la prunelle de [leurs] yeux à toutes encres». Peu après on dirait que ça s'arrange : «C'est qu'il ne faut pas non plus user d'une langue trop lourde [Oh non !]. Il faut que tout soit comme c'est dans la vie : mélangé [Oh oui !]. Mêlé de sable et de pluie, de jour et de nuit, de présence et d'absence [Bravo !]. Il faut juste atteindre ce point du mélange où le mélange en est à ses débuts : quand le vin est répandu dans l'eau, quand la solitude est versée dans l'amour [Vas-y Bobin !]. Ce point où le mélange n'a pas encore tout confondu, où tout est pur et mélangé...» Pur et mélangé ! le bel autoportrait ! On attend la chute, prêt au sublime... Et là, crac, sans prévenir : «...comme le ciel dans un cœur de jeune fille.» Bienvenue chez Harlequin.

Bobin a des thuriféraires pâmés, et des censeurs méprisants. Suis-je donc seul ballotté sur la balançoire entre les deux ? notant des passages émouvants qui le lendemain me font ricaner, et vice versa ?

J'aime bien ce dont je ne sais que penser. Et les écrivains inégaux ont un côté attendrissant, vulnérable, qui me touche ; une apparence d'audace que j'admire, si inconsciente soit-elle. Ma réticence devant Bobin tient moins à ses faiblesses qu'à cette impression de faux qui pour moi émane de ses livres. Comme s'il jouait un personnage. Comme s'il prêchait pour nous, en bon gourou, ce que lui-même ne saurait vivre tout à fait. Comme si les mots n'étaient pas totalement gagés sur l'expérience. Or je ne crois pas que l'hypocrisie sache écrire de bons livres — des livres qu'on puisse fréquenter longtemps.

Des preuves, jeune homme, des preuves ! Hypocrite, Bobin ? Comment savoir ? Lui-même le sait-il ?


(Journal infime, 1999)









NOTES DU TRADUCTEUR


La gloire d'André Markowicz dans les médias n'a d'égale que l'agacement qu'il suscite chez certains de ses pairs. C'est le grand décapeur-en-chef. Il retraduit les classiques russes pour restituer les couleurs d'origine, atténuées (dit-il) par des versions trop académiques, alors qu'un Dostoïevski, selon lui, se fiche du beau langage et ne cherche que le mouvement et la vie.

J'ai été emballé par ses Carnets du sous-sol ; en lisant son Crime et châtiment je me sens parfois perplexe. Oui, sa traduction est d'une force torrentielle, on la prend en pleine gueule. Seulement j'ai l'impression que ce parti-pris forcené de mot-à-mot, grâce auquel, souvent, il tombe dans le mille et nous bouleverse, l'entraîne parfois au-delà de la cible, dans l'artifice et même le n'importe quoi. J'apprécie encore, par exemple, «quelque chose lui brilla aux yeux». Mais «il avait comme besoin de lui comme pour quelque chose» ? Et ce visage qui «se couvrit comme même de tristesse» ? Et quand bien même on aimerait ça, il faut savoir que l'original, en ces endroits-là, est simplement familier, mais sans étrangeté ; que l'effet est surajouté, donc menteur.

Oublions ces scories. Seules les petites rivières sont limpides. J'aime le travail de Markowicz contre une grande partie de moi-même, il me bouscule et cela est bon.


*


Je n'avais encore jamais lu Kadaré. Je découvre, dans Qui a ramené Doruntine ? le travail de son traducteur Jusuf Vrioni. Ce Vrioni fut longtemps pour nous un fantôme, une légende, une énigme : comment faisait-il, cet Albanais prodigieux, prisonnier de son pays depuis quarante ans, sans contact avec la France, pour traduire non pas d'une langue étrangère dans la sienne comme c'est l'usage, mais de sa propre langue en français !

Tirana, tyrannie, c'est fini. À plus de quatre-vingts ans, Vrioni s'évade enfin pour terminer sa vie chez nous. Il devient un ami. De ses traductions je n'entends dire que du bien. Sa langue me frappe dès l'abord par sa beauté, son élégante noblesse — à l'image de ce gentleman délicieux. À peine si, de temps à autre, une imperceptible maladresse trahit l'origine étrangère — comme «contrarier quelqu'un» au sens de «contrecarrer», ou «infortunément» (mais n'a-t-il pas trouvé ça, ce diable d'homme, dans un dictionnaire plus gros que les miens ?). Le plus grand reproche qu'on puisse lui adresser, ce serait plutôt qu'il écrit le français mieux que nous.

Mots anciens, tournures vieillottes, «morigéner», «se remémorer», «rasséréner», «difficultueusement», «la vicissitude qu'elle avait essuyée», «il faudra que vous le créiez»... Évidemment, dans les dialogues, ça coince un peu. Ces hommes simples qui s'envoient des «de fait», des «que je sache», des imparfaits du subjonctif, des «Écoutons ce que tu vas nous dégoiser...»

Encore que. Tout cela n'est-il pas secrètement accordé à l'atmosphère d'étrangeté où baigne l'histoire ? Ce français reconstitué, qui se déplie, s'ébroue devant nous avec la cérémonieuse lenteur d'un brontosaure, cette langue de musée Grévin, proche et lointaine, ressemblante et inquiétante comme la plus parfaite des figures de cire, n'est-elle pas l'équivalent linguistique du personnage central, le frère de l'héroïne, à la fois mort et vivant, ce spectre qui emporte à cheval sa sœur vivante ? N'est-ce pas l'emblème de ce pays fantôme qu'est l'Albanie d'aujourd'hui, et au-delà d'elle, de ce pays plus fantôme encore : l'Albanie francophile des années 30 ?

Longtemps, je n'oserai pas lire d'autres livres de Kadaré-Vrioni, craignant de ne pas retrouver l'état de grâce, comme si cette prose d'outre-tombe n'était qu'un fragile miracle, comme si je l'avais rêvée.









LE POÈTE DE L'ANNÉE

Stratis Pascàlis


LE FOU ET LE DIABLE


Le soir du Samedi saint dans une maison de montagne

— les amis étaient partis sans moi

au village en face pour la Résurrection —

par la fenêtre ouverte de la chambre vide je regardais au loin.


Sur le versant obscur lentement s'allumaient les flammes des cierges

l'écho des psaumes arrivait jusqu'à moi

et quand la lune apparut dans son rôle de dévote

le clapotis dans le vallon retentit plus glacé encore

les forêts se firent plus secrètes

et les pierres là-haut se montrèrent, livides sous la neige.


L'heure de ressusciter approchait

(la foule en face, une ruche de flammes

et moi dans mon désert les observant)

lorsque soudain

j'entendis dehors

des branches remuées, des pas dans l'herbe

et avant que j'aie pu m'étonner bouger avoir peur

il y avait là dans la chambre (entré par la porte ouverte)

un être très étrange.


Jeune trapu vigoureux — l'air d'un paysan —

cheveux noirs en désordre

visage fripé

une lueur inquiète au fond des yeux tandis

qu'ils cherchaient partout dans les coins.

Il me dit dans sa langue montagnarde :

«L'ami, je suis Yoryis».


Alors je me souvins : la maison voisine

et le berger qui l'habitait

dont le fils était fou

— c'est ce qu'on nous avait dit le premier soir

quand nous eûmes entendu tout près

des cris et des grognements puis des coups des jurons

et tous les chiens qui hurlaient ensemble —


je me souvins et restai figé — mais lui me regardait

silhouette rude

un roc en forme de visage et qui sourit

puis comme l'éclair il s'assit au coin du feu

et moi debout je l'observais sans voix, sans souffle.


Il reprit, bredouillant : «L'ami, je suis Yoryis

qui a vu le diable une nuit comme celle-ci

tomber dégringoler

dans le ravin, comme une pierre.

Il est venu à la lueur de la lune

pareil au Christ et s'est traîné

en tunique rouge

là-haut près des cols

sur un peu de neige — il s'est éteint dans le gouffre

comme une étoile brisée.

Le soir de la Résurrection

me fait trembler, j'ai peur...»


Alors on entendit

partir les feux de Bengale, on vit les lumières jaillir,

et il sursauta hors de lui, pourchassé, plein d'horreur

comme une bête cachée que terrifie la foudre

et disparut soudain comme il était venu.


Et je me retrouvai seul

devant la fenêtre ouverte

muet égaré — quand les autres revinrent

je gardai le silence. Les jours qui suivirent

il ne se montra plus

jusqu'à notre départ pour la ville...


Longtemps plus tard

j'appris qu'on racontait

que le fils du berger, le fou

errait maintenant là-haut

disant à tous les passants

que le soir du Samedi saint quand nous étions à la montagne

dans une maison vide

à la fenêtre ouverte

il avait vu le diable

qui regardait là-bas en face la Résurrection

crevant de rage.


(Cerisiers dans les ténèbres)









CULTURE GÉNÉRALE

Savez-vous d'où viennent ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)



1


La lâcheté d'un jeune est la sagesse d'un vieux, mais la sagesse peut fort bien être objet de honte.



2


La meilleure ruse consiste à ne pas user de ruse.



3


Il vaut mieux pomper d'arrache-pied même s'il ne se passe rien que de risquer qu'il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas.



4


Ces jours qui te semblent vides

Et perdus pour l'univers

Ont des racines avides

Qui travaillent les déserts.



5


Que de maladies ne sont en réalité que des guérisons.









BRÈVES


Loué soit mon site ! Repéré par d'autres dhôteliens, je reçois de précieux documents, comme ce numéro spécial Dhôtel d'une revue d'Angoulême, le paresseux (pas de majuscule, c'est sûrement voulu), dont le nom semble inventé pour l'occasion et dont la modeste et malicieuse devise, «paraît peu, quand il peut», aurait sûrement plu à l'impétrant. Jean-Claude Pirotte (on en reparlera, de celui-là) a rassemblé dans ce paresseux de septembre 2000 des contributions riches et variées (Pierre Silvain, Jean-François Nivet, William Cliff, Yves Charnet, Gilles Ortlieb, Claude Andrzejewski, Esther Belolo, Marie Bronsard) et trois textes de Dhôtel lui-même, dont un mémorable éloge des conversations de bistrot et un extrait de journal qu'il aurait écrit à quinze ans (dur à croire, tant c'est déjà du Dhôtel pur jus !) où le jeune homme dit son désir de ne pas devenir un «grand écrivain».

Modestie ? Certes. Mais il y a là aussi, sans doute, une secrète ambition.

Paulhan voyait la postérité mettre Dhôtel à son vrai rang : «le premier». C'est gentil, mais quel contresens ! La grandeur de Dhôtel, c'est justement de faire paraître la notion de «grand écrivain» lourde et vaine ; c'est d'être hors de tous classements, catégories et écoles — à part la buissonnière. Libre infiniment.


*


De grandes festivités grecques se préparant à Caen (Calvados), la Bibliothèque départementale de prêt de Saint-Lô, dans la Manche voisine, a emboîté le pas en organisant un stage de deux jours sur la Grèce. J'ai donc repris la route pour présenter le 20 novembre, pendant six heures, à une trentaine de bibliothécaires manchois, la prose et la poésie grecques d'aujourd'hui et mon travail de traducteur.

Plaisirs de vieux cabot : sortir de l'ombre mes auteurs chéris, faire vivre leurs textes à haute voix ; griffer au passage certains éditeurs indignes ; échanger des coins d'œil, tout en pérorant, avec un public attentif et chaleureux. Peut-on rêver meilleur auditoire que les bibliothécaires ? Vérifié que le bibliothécariat — le plus beau métier du monde avec l'enseignement et la traduction — est toujours autant investi par les femmes. Ce qui confirme le grand bien que je pense d'elles.


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Une bio d'Henri Michaux : mission impossible ? Michaux voulait cacher sa vie, effacer toutes ses traces... Le présomptueux comptait sans Jean-Pierre Martin. Celui-ci, après une enquête serrée, nous dit en près de 700 pages tout ce qu'il est humainement possible de savoir sur HM, dans un ouvrage qui combine des vertus peu compatibles : sérieux, minutie, intuition, passion, élégance. Ce travail impeccablement rigoureux est en même temps un livre d'écrivain. Je ne dirai pas que l'individu Michaux m'a toujours paru follement sympathique jusqu'ici (j'en suis à 1947), mais quelle importance ? Son parcours, tel que le restitue JPM, est plus passionnant, plus exemplaire encore que ce qu'on attendait.

Un vœu à présent : que le succès annoncé de ce Henri Michaux, aux éditions Gallimard, attire l'attention sur les autres livres de Jean-Pierre Martin, dont ses très remarquables proses autobiographiques, Le laminoir et Le piano d'Epictète. Espérons que la suite est pour bientôt.


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Vu l'an dernier Être et avoir de Nicolas Philibert, comme tout le monde, et craqué moi aussi pour M. Lopez, l'instituteur. Maître idéal... incarnation des plus hautes vertus républicaines... dernier rempart contre le raz-de-marée du fric... Ces jours-ci, dans la presse, lu que le héros réclamait par voie de justice, pour prix de sa participation au film, une somme pharaonique, ayant refusé le magot déjà rondelet qu'on lui propose. J'avoue avoir eu, comme toi sans doute, estimé Lecteur, des réactions un peu faciles, genre : Encore un qui a quitté l'Être pour l'Avoir, ou : Un saint-bernard de plus qui a viré requin... Je me suis senti abandonné, trahi, j'ai cru entendre dans mon dos Tapie, Messier, Lopez et Le Floch-Prigent ricaner en me traitant de vieux boy-scout.

J'ai failli lui écrire, à M. Lopez. Et puis non. Laissons-le compter ses deniers tranquille. Il les a payés si cher.

Mais ne suis-je pas injuste ? Et s'il nous avait tous trompés ? S'il n'avait sacrifié sa réputation, son auréole, ce pédagogue admirable, que pour nous donner l'ultime, la plus précieuse leçon ? Méfiez-vous des images, les enfants, et de ceux qui parlent trop bien... Ne croyez pas que les grandes personnes soient des dieux...


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Loué soit mon site, une fois de plus. Retrouvé grâce à lui l'ami Pierre Strobel, pas revu depuis le lycée Claude-Bernard il y a trente-neuf ans. Je parlerai le mois prochain du précieux livre qu'il m'a fait connaître.

Et mes autres copains et copines, au fait, que deviennent-ils ? Ceux de l'école primaire à Sèvres ?

Message personnel : Catherine Viaud, j'attends de tes nouvelles depuis 57, c'est quoi ce travail ? Si tu me lis, fais-moi signe ! (Tu n'es plus fâchée j'espère.)


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