PARC DE SAINT-CLOUD


«Le parc de Saint-Cloud, veuf de son château, avec ses avenues convergeant vers le vide, sa perspective étagée qui cascade avec ampleur de palier en palier jusqu'à la balustrade suspendue au-dessus de la Seine, rameute à lui seul dans mon imagination toutes les étoiles de routes désaffectées qui, toujours, m'ont parlé dans la langue même des Sirènes.»

Encore un sortilège de l'enchanteur Gracq : ce que sa phrase ample, parfaitement modulée, cascadant d'avenues en balustrade et de Seine en Sirènes, parvient à faire passer pour un territoire immense, n'est qu'une mince enclave boisée, une tache minuscule sur la carte des banlieues, dont je fais le tour à pied en moins d'une heure. Si le parc de Saint-Cloud est plus grand que ses dimensions réelles, c'est par la grâce d'autres sorciers, experts en paysages, qui ont élargi l'espace de l'intérieur, ouvrant des perspectives et fermant les autres (ligne droite sans fin dans la plus grande longueur, creux et bosses, chemins tournants, rideaux d'arbres), variant les caractères, de l'ordre classique en façade à la sauvagerie des fonds, tirant même parti, au cours du temps, des blessures infligées au domaine (autoroute, voies de chemin de fer), qui en le fragmentant, créant des poches peu accessibles, l'ont ramifié davantage encore.

Autre recette pour élargir en feignant de réduire : les zones interdites. Ferme un placard à clef, ta maison sera plus grande. Le parc a deux enclaves qu'on doit contourner, qui font rêver à des mystères cachés : un stade pour les riches, protégé par de hautes palissades opaques ; et surtout, le pavillon de Breteuil — petit château, jardin en terrasse, quelques arbres —, domaine de poupée (russe), mise en abyme du parc dont sa petitesse accentue l'ampleur.

Ce pavillon de Breteuil où ma famille avait ses entrées, je l'ai quitté pour toujours à la fin de l'enfance. Depuis, je suis devenu plus riche encore : les trois allées de son ébauche de parc, dont j'étais le petit roi, toujours désertes aujourd'hui sans moi derrière leurs grilles, me semblent aussi confinées qu'une cage de zoo, tandis que j'arpente librement le reste, où je n'avais pas alors le droit d'aller, qui désormais m'appartient — car tout cela est à moi, massifs, escaliers, bassins, futaies, allées entretenues par des bataillons d'élagueurs, de balayeurs, de jardiniers minutieux et discrets. J'y suis presque toujours seul (comme autrefois sur le grand quai de Thessalonique, noir de monde le soir, désert quand j'y courais à l'aube), afin de mieux goûter ma royauté, mais surtout parce que le vide qui, comme l'a senti Gracq, est l'âme secrète de ces lieux, m'enivre comme un air pur.

Je ne suis pas un sauvage : quelques rares passants ne me gênent guère ; j'aime faire les honneurs du parc à mes amies, qui toutes, ou presque, s'extasient, saluant en moi le roi des veinards. J'y marche, cours ou pédale une ou deux fois par jour. Je pourrais m'y retrouver les yeux fermés. Je finirai par m'y endormir en courant, et ferai sûrement des rêves aériens, tant j'y suis, corps et pensées, plus léger qu'ailleurs. Le parc est sur un plateau, j'y parviens après une rude montée ; là-haut les muscles se détendent, l'oxygène revient, courir c'est planer un peu. Passé la petite porte en fer, le rond-point de la Broussaille où je débouche, large clairière toute ronde, est pour moi aussi proche du ciel que les sommets des Alpes ; j'ai parfois contemplé Paris, depuis le belvédère de la Lanterne ou les jardins côté Saint-Cloud, comme du haut des remparts célestes ; et à la Butte aux chèvres, sur le versant sévrien dont la beauté plus humble me touche davantage, où les pavillons apparus en contrebas ont une vague allure de cité engloutie, je retrouve la vue de ma fenêtre, mais de plus haut, comme si je m'élevais en ballon.

Là où j'habite, quelques rues plus bas, le parc a beau être invisible, je sens presque physiquement sa présence. Là-haut, derrière le mur-frontière que longe la sente du Nord, il y a — le Nord, c'est lui — ce champ magnétique, ce pôle clandestin. Depuis mon retour à Sèvres, lui et moi tendons à nous mêler. Moi, l'infime globule courant dans ses artères ; lui, vu depuis l'autre coteau, posé lourd et léger tel un édredon sur la ville, me semble un prolongement d'organes qui aurait poussé hors de mon corps, mi-poumon, mi-cerveau.

C'est un être vivant. Et comme tous les organismes complexes, comme le métro (dont il est à plus d'un titre le négatif le plus pur), il a besoin de sommeil. S'il est fermé tous les soirs jusqu'au lever du jour, c'est qu'il recharge ses batteries. Il devient alors, je l'ai su dès l'enfance, très dangereux, comme l'intérieur d'un transformateur. Deux amoureux qui s'y étaient glissés un soir, dans les années 50, violant son intimité, y furent tués sauvagement, payant de leur vie leur transgression.

Vingt ans plus tard, dans un roman que je n'écrirai pas, la secte des Insomniaques se réunissait rue du Guet, à deux pas du parc, au crépuscule, pour dormir côte à côte, se tenant par les mains, et regarder monter la montgolfière du rêve que leurs souffles gonflaient ensemble. Je le pressentais déjà : le parc endormi, bourgeonnant au-dessus de nous comme ces bulles-nuages dans les images des bédés, est un essaim de songes, poussé là-haut par tous les dormeurs du versant ; à moins qu'inversement nos rêves, paisibles ou terribles, ne soient des suintements issus de ce grand réservoir, dont seule une mince digue nous protège. Dans les lugubres années 60, quand l'avenir n'était que béton, j'étais mort d'angoisse à l'idée qu'un jour il disparaisse, asséché par les promoteurs ; aujourd'hui, ouf, il déborde.


(Journal infime, 1999)


Pavillon de Breteuil
Pavillon de Breteuil.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°4 en décembre 2003)