Jacques Chardonne. Je l'ai longtemps boudé. Je m'imaginais un conformiste douillet, sentencieux. Ce qu'il est sur les bords. Pourtant, après Le ciel par la fenêtre, le mois dernier, voilà que je craque pour Le bonheur de Barbezieux. Non sans réserves, il est vrai. Agacé par ses couplets sur la France profonde, le bon vieux temps — mais il plaide sa cause, le cher homme, avec tant de finesse, d'élégant détachement, bref, de classe, que j'en suis plus qu'à demi désarmé.
Agacé aussi — pure jalousie — par son côté rien dans les mains rien dans les poches, cette prose limpide à la surface, dont les secrets de fabrication se dérobent. Impression presque tactile : c'est lisse et moelleux, léger mais plein. Les pages sur la préparation du cognac, cet artisanat patient, raffiné, mystérieux, cet art de changer la piquette en ambroisie sans qu'on sache comment, ne résument pas seulement la vieille France à son meilleur, mais aussi la façon d'écrire du monsieur.
Plaisirs délicats. Se laisser embobiner par la beauté, sans être dupe. Ne pas être d'accord avec une personne dont le talent et l'honnêteté en font un allié autant qu'un adversaire. Charmes de la politesse. Invitation au château, dimanche à l'heure du thé, compagnie et propos choisis. On se sent vaguement plouc, et ce n'est pas trop désagréable. Tentation, vertige : se laisser aller à ce confort, un instant.
«Presque toutes les femmes et beaucoup d'hommes sont sensibles, trop sensibles. Ce qui est admirable et rare, c'est une sensibilité juste, celle qui ne crée pas de tourments avec des riens.» Cette phrase, où je trouve à la fois sagesse et frilosité, grandeur et mesquinerie, me sert de baume et de révulsif.
Au revoir, M. Chardonne. Je reviendrai. Je n'habiterai jamais chez vous, mais je serais malheureux de ne plus vous rendre visite.
(Journal infime, 1999)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°3 en novembre 2003)