PAGES D'ÉCRITURE
N°3 Novembre 2003
Porte de Saint-Cloud, coin poliment sinistre, passé à vélo devant Claude-Bernard, mon lycée de la 6e au bac. Pour la nostalgie, c'est raté. Pas un poil. Je ne déteste pas mon enfance, mais mon adolescence fut une triste corvée. Le seul moment que j'aimerais revivre, c'est les soirs et les matins de janvier à juin 64, où lisant dans mon lit À la recherche du Temps perdu, j'ai découvert le monde.
Et aussi, un an plus tard, les cours de philo de Mlle Belleuf.
À un an près, mon prof eût été Michel Deguy, le poète ; l'année d'avant, de même, j'avais failli avoir M. Poirier — Julien Gracq ! — en histoire-géo. Pour la philo, pas de regrets : la nouvelle venue, quoique jeune encore, savait y faire. Elle aimait son métier. On la sentait moins soucieuse de se payer des fringues et des mâles que de servir la philosophie, sérieusement, humblement. Elle n'était pas pour nous une prophétesse, un oracle, mais un croisement de vestale et de grande sœur. Elle n'apportait pas la vérité, mais semblait la chercher avec nous, découvrir à mesure ces idées qu'elle savait par cœur, avec une gravité qu'éclairait parfois un timide sourire.
Après le bac, la philosophie m'a fait souffrir. Ma terre ferme, mon bac à sable, c'est les mots ; les idées sont une zone étrangère, une stratosphère où je me lance en apnée. J'ai pour domaine la philo-pour-classe-terminale, cette enfance de la pensée que les malins méprisent. Sa franchise élémentaire, sa ferveur naïve me font du bien. Elle me parle de moi, de ma vie. Alors que la philosophie, par la suite, m'apparut plutôt comme une technique, un exercice de haute école, une rhétorique un peu roublarde et hypocrite sur les bords. Je regrette ma première année de philo comme un âge d'or. Ma cervelle s'y est formée, elle ne s'est guère développée depuis. Et peu importe. Toute limite a son bon usage. Un ami romancier me disait un jour qu'un peu de connerie est nécessaire pour écrire. L'écrivain comme philosophe interrompu, comme vieil enfant, la définition me convient assez.
Le prof de philo en terminale... À côté de lui, je suis si peu de chose. Aujourd'hui, au lycée, je ne peux voir les élèves entrer chez lui sans tomber jaloux, sans rêver de les suivre — et je n'ose pas. J'ai honte de mes bricolages, ces for since ago, ces will et would que je touille et retouille après une demi-douzaine d'autres tâcherons, tandis que dans la salle en face mon rival dépucèle des esprits vierges, qu'eux et lui s'unissent en des rituels, des liturgies où l'on démonte et remonte le monde, où à chaque fois, plus ou moins, le sort de l'Homme se joue.
Quand je publie un livre, certains collègues viennent m'en parler ; pas les philosophes. J'y vois la preuve de ma misère face à leur transcendance, et non de leur éventuelle tendance à l'autisme.
La philosophie selon Mlle Belleuf n'était pas arrogante ou schizophrène ; on parlait romans, théâtre, cinéma, musique ; la pensée d'un philosophe se concentrait souvent dans une image — Nietzsche : un masque à faire tomber pour voir la vérité, qui à son tour s'avère être un masque sur un autre masque et ainsi de suite à l'infini. Ces masques-là se sont imprimés en moi, sont devenus le filigrane de mes pensées. Voilà ce que j'ai soudain eu besoin de dire, trente-cinq ans plus tard, à mon initiatrice.
Je l'ai retrouvée, non sans mal (plus de cent personnes en France portent son nom), grâce au minitel. Simone Belleuf n'a même pas eu l'air étonné de m'entendre. Elle a pris sa retraite, lutte contre un cancer, termine son premier livre ; elle est à vingt pages du but ; un livre qu'elle ne peut me décrire, qui ne ressemble à rien. Et aussitôt je le vois, je le rêve, ce livre, comme l'utopie réalisée, l'union miraculeuse, Littérature et Philosophie se papouillant au plumard ensemble.
Le lirai-je ? La reverrai-je ? On dirait que soudain je m'impatiente. Comme s'il restait entre elle et moi quelque chose à dire, un mot de passe à transmettre ; comme si pour débusquer le secret derrière les masques, elle disparue, je n'aurais plus jamais d'autre guide.
Je n'ai pu m'empêcher de lui écrire ; la réponse n'est pas venue. Vraiment, je vais devoir me démerder tout seul ?
(Journal infime, 1999)
Jacques Chardonne. Je l'ai longtemps boudé. Je m'imaginais un conformiste douillet, sentencieux. Ce qu'il est sur les bords. Pourtant, après Le ciel par la fenêtre, le mois dernier, voilà que je craque pour Le bonheur de Barbezieux. Non sans réserves, il est vrai. Agacé par ses couplets sur la France profonde, le bon vieux temps — mais il plaide sa cause, le cher homme, avec tant de finesse, d'élégant détachement, bref, de classe, que j'en suis plus qu'à demi désarmé.
Agacé aussi — pure jalousie — par son côté rien dans les mains rien dans les poches, cette prose limpide à la surface, dont les secrets de fabrication se dérobent. Impression presque tactile : c'est lisse et moelleux, léger mais plein. Les pages sur la préparation du cognac, cet artisanat patient, raffiné, mystérieux, cet art de changer la piquette en ambroisie sans qu'on sache comment, ne résument pas seulement la vieille France à son meilleur, mais aussi la façon d'écrire du monsieur.
Plaisirs délicats. Se laisser embobiner par la beauté, sans être dupe. Ne pas être d'accord avec une personne dont le talent et l'honnêteté en font un allié autant qu'un adversaire. Charmes de la politesse. Invitation au château, dimanche à l'heure du thé, compagnie et propos choisis. On se sent vaguement plouc, et ce n'est pas trop désagréable. Tentation, vertige : se laisser aller à ce confort, un instant.
«Presque toutes les femmes et beaucoup d'hommes sont sensibles, trop sensibles. Ce qui est admirable et rare, c'est une sensibilité juste, celle qui ne crée pas de tourments avec des riens.» Cette phrase, où je trouve à la fois sagesse et frilosité, grandeur et mesquinerie, me sert de baume et de révulsif.
Au revoir, M. Chardonne. Je reviendrai. Je n'habiterai jamais chez vous, mais je serais malheureux de ne plus vous rendre visite.
Patrick Bouvet, In situ. Son premier livre. Prose ? poésie ? On ne sait même pas. C'est comme des suites de vers très courts, mais les mots n'ont pas l'épaisseur, le rayonnement poétique : ce sont, au contraire, des fragments de langage pauvre, de la prose de journal passée à la moulinette, éclatée, remixée en un zapping perpétuel. Déraillements, croisements, rotations, contractions, dilatations, piétinements, redéparts, on a rarement vu le langage se faire à ce point mouvement. Que l'auteur soit musicien et plasticien, cela s'entend, se voit. Un montage virtuose, tourbillonnaire, en 110 pages à peine, parvient à décrire le monde, à le saisir à la fois dans son organisation totalisante et sa déglingue, son double mouvement mêlé : concentration, éparpillement. Vision très dure, et qui devrait glacer, toute effusion étant par définition bannie. Pourtant tout cela est non seulement grouillant de vie, mais chaud. À cause des étincelles d'humour jaillissant de ces collisions de langage. Et aussi de la colère sous-jacente. Les rages maîtrisées ne sont pas les moins fortes.
Soulagement. Il existe encore des livres d'avant-garde — si j'ose employer cette expression archaïque ! Et je suis encore capable d'en aimer un !
Joie longtemps attendue : lire l'Histoire amoureuse des Gaules, de Bussy-Rabutin. À cause de l'auteur, cet homme libre, qui a toute ma sympathie, comme chacun de ceux qui déplurent à ce vieux dindon de Louis XIV. Et à cause du sujet bien sûr. De ce raffinement de la pensée et de l'écriture qui marqua ce siècle-là, au début surtout.
Et voilà, j'ai calé en route. Non que je n'aie pas trouvé ce que j'attendais. Au contraire : c'était trop raffiné. Il me fallait trop d'efforts pour décrypter ces traits que j'eusse dû saisir d'un coup — leur subtilité doit rester vive et naturelle, faute de quoi tout s'effondre. Ces longues phrases admirablement articulées, équilibrées, que je ne pourrais imiter qu'à grand-peine, me resteront toujours étrangères. Trop courts, mon souffle et ma pensée. Je me suis senti lourdaud, rejeté, humilié. J'ai compris ce qu'a dû être la ségrégation sociale en ce temps-là. Comme si, me voyant peiner sur sa prose, l'auteur avait lâché sans me regarder ni hausser le ton, Monsieur, vous n'êtes pas des nôtres...
(Journal infime, 1999)
En traduisant pour la première fois un texte théâtral, étrange constatation : un texte destiné à la voix est sans doute plus difficile à traduire pour un débutant, car les erreurs, à l'audition, ne pardonnent pas ; mais passé un certain niveau, quand on sait éviter les grosses bourdes, la difficulté s'inverse. Alors que dans l'écrit on est tout seul pour installer l'oralité, au théâtre on peut s'en remettre en partie à l'acteur. On peut, par exemple, ne pas mettre systématiquement le plus important à la fin de la phrase, un bon diseur saura mettre l'accent où il faut.
(Je serais même tenté de dire, après une mémorable soirée où j'entendis Vitez lire les tradales boiteuses de X. et Y., qu'un bon diseur peut tout sauver.)
Journées de poésie grecque. Lectures en grec par Vanghèlis Theodoròpoulos, en français par Malvina Lilour. Pas toujours la joie, ce genre de séances. Là, pourtant, émoustillé par les variations de qualité des lectures françaises, d'un poète — et parfois d'un poème — à l'autre. Surprises continuelles. La plupart des poètes, G. surtout, sont massacrés par la Lilour ; inversement, certains poèmes que je jugeais moins forts, comme ceux de P., se révèlent frais et intenses, grâce à (ou malgré?) la lecture. M., que je viens de présenter comme un rude mallarméen, s'avère soudain limpide et chantant...
Le meilleur, c'est encore le lecteur grec : c'est lui, ô paradoxe, qui en fait le moins. Après la soirée, dans la rue, il me file sa recette : Tu comprends, un texte de théâtre, c'est facile, c'est plein de vides où l'acteur peut se glisser. Mais le poème, lui, il dit tout, c'est un bloc. On ne sait jamais par où le prendre. Le mieux, c'est d'y toucher le moins possible.
Je dirais que le plus dur, quand on lit un poème, c'est qu'il faut sans cesse retenir l'émotion tout en la faisant monter. Faire bouillir le poème à petit feu, sans qu'il déborde.
Prose, poésie, théâtre, même combat. De l'un à l'autre je ne change pas de genre : c'est la même langue, le même travail sur elle. Ce qui me guide, c'est l'utopie d'un langage écrit qui serait à la fois parole et poésie. Je me démène pour donner à ma prose le mouvement et la vie de l'oral, et en même temps la musique et la densité du poème.
(C'est là sans doute une des raisons de ce refus des notes en bas de page que j'ai hérité de Laure Bataillon. Parfois je me reproche un tel fétichisme, et j'ai tort : nettoyer le texte de ces parasites, c'est manifester clairement qu'il faut écrire pour qu'on nous lise à haute voix — dans ce cas-là, il faut bien se passer des notes...)
Cette parole unitaire dont je rêve, peu m'importe qu'elle existe ou non : l'important pour moi, c'est qu'elle m'aide à avancer ; c'est l'éventuelle réalité que cette fiction m'aide à produire.
Je crois pourtant qu'elle a existé, cette langue tous-terrains. Et que les épopées fondatrices, l'Odyssée par exemple, qui sont en même temps roman, poème et action dramatique, peuvent en donner une idée. Il se peut que je tire, plus ou moins nettement, plus ou moins consciemment, tous les textes que je traduis vers l'Odyssée, que j'ai pourtant si peu pratiquée — et où je retrouve aussi l'autre de mes dadas : la simplicité.
Arles 96, atelier de poésie. Faisant traduire à un petit groupe très varié, où tout le monde n'est pas spécialiste, un poème grec en vers libres, je vérifie que nous n'avons pas tous la même perception du rythme. Quelques-uns disent prononcer tous les e muets, même dans la poésie sans rythmes fixes, tandis que d'autres, dont je suis, refusant tout a priori, modulent au coup par coup, en fonction du type de vers libre bien sûr, mais aussi à l'intérieur d'un même poème selon les exigences rythmiques du passage. Pas d'e muet ou rien que de l'e muet, quel carcan, quel ennui ! Tandis que si un «e» a le droit de parler ou de rester muet, ses silences eux-mêmes seront parlants.
Le lecteur est investi, là aussi, d'un dangereux pouvoir. J'ai vaguement rêvé, naguère, d'un système indiquant la prononciation de chaque e muet, avant de comprendre qu'il n'est pas bon de tout fixer. L'incertitude est l'un des charmes de la lecture, et un diseur entravé, corseté aura du mal à remplir sa mission : faire danser les mots.
Entre les pins touffus
versant une ombre noire
au cœur d'un vaste enclos
bordé d'anges de pierre
entra une tristesse
fraîcheur, souffle de glace
et le jardin parut
profondément s'ouvrir.
Les saisons se mêlant
la nature à chacune
avait pris sa parure
ses fards et ses parfums
et malgré l'apparence
de paix et de fraîcheur
elle n'était que feu
que pierre et que poussière
enneigée, toute en fleurs
sous un soleil glacé.
Noyée sous les pavots
la fraîcheur des jacinthes
où devaient jouer jadis
les chevreuils et les cerfs
dans la cohue des fleurs
craquements et sursauts.
Les escargots léchaient
les violettes cachées
dans les feuilles amères
de citerne pourrie
aux nénuphars fendus
sous les fruits du lotos
où les poissons de vase
avaient des reflets d'or.
À l'écart un grand lis
fièrement se dressait,
fier comme la cigogne,
posé sur une jambe
dans le torrent à sec
encombré de gros blocs
avec son pont en ruines
et ses joncs desséchés.
Noyers et châtaigniers
fougères et fleurs mauves
hérons canards sauvages
merles et tourterelles
et céleris luisants
chevelure de lierre
qu'on dirait d'un guerrier
aux boucles qui embaument
qu'un ciseau de sorcière
a coupées, emportant
beauté, vigueur, bravoure
et l'a changé en femme.
Dans les vergers en fruits
cernés d'oliveraies
où sous le clair de lune
à la lueur des torches
le cygne avait reçu
le baiser du vautour
à présent aux buissons
ensanglantés de mûres
crépitaient les serpents
et pendaient les grenades
au-dessus de l'eau verte
où s'enfonça la balle
perdue par la princesse
que trouva le crapaud
dont elle fit son roi
puis mourut de langueur.
Etait-ce là le gouffre
en jardin déguisé
pour qu'y marchent penchés
des hommes solitaires
et connaissent là-bas
l'horreur nue et fleurie
à une vague époque
à une heure confuse
telle une icône ancienne
où dans le noir bleuté
resplendit le soleil
près d'une lune obscure ?
(Cerisiers dans les ténèbres)
(réponse sur le numéro de la citation...)
Deux dangers menacent le monde : l'ordre et le désordre.
Nous ne connaissons pas l'attrait des violentes agitations. Ceux que nous plaignons de leurs embarras méprisent notre repos.
Peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui attendent simplement de nous voir un jour beaux et vaillants. Peut-être tout l'effroyable est-il, au plus profond, ce qui, privé de secours, veut que nous le secourions.
Moins on croit être, plus on supporte. Et si l'on croit n'être rien, on supporte tout.
Pour exécuter de grandes choses, il faut vivre comme si on ne devait jamais mourir.
Je puis bien dire que je ne commençai de vivre que quand je me regardai comme un homme mort.
Mikhaïl Mitsàkis gâcha sa vie, écrivit peu et mourut fou. Son pays lui-même, la Grèce, l'oublia. Le voici traduit chez nous avec deux recueils de nouvelles chez deux remarquables éditeurs : Le suicidé, au Temps qu'il fait, et Un chercheur d'or, chez Finitude. La prose de Mitsàkis a tout ce qu'il faut pour nous charmer, d'autant que la version française est un bonheur. Le traducteur, Gilles Ortlieb, vrai chercheur d'or, a l'art de dénicher dans des époques et des lieux lointains les pépites les mieux cachées. Les connaisseurs ne doivent pas non plus manquer ses poèmes (Place au cirque, Gallimard), un pur délice.
Plus de cinquante personnes à Grenoble pour une lecture de poésie grecque (Patrìkios, Anghelàki-Rooke, Dimoula, Fostièris, Pascàlis), alors qu'une soirée bouzouki-sirtaki se déroule non loin de là.
La semaine suivante, dans la banlieue de Bordeaux, quatre-vingts auditeurs pour la romancière Èrsi Sotiròpoulos et son traducteur.
Non, le Livre n'est pas mort ! Il aura toujours une poignée de lecteurs fervents — à condition que des passionnés (tels Georges Kamarinos et Elisabeth Boutkevitch de l'Association Franco-Hellénique à Grenoble, Sylviane Sambor et l'équipe du Carrefour des Littératures à Bordeaux ou les animatrices de la bibliothèque du Haillan) consacrent tous leurs efforts à susciter, former, nourrir ce public, sans trop attendre que les grandes institutions (la mairie de Bordeaux par exemple) condescendent à les soutenir.
À Bordeaux, fait la connaissance du journaliste Gérard Meudal. Nous nous trouvons aussitôt une passion commune : les livres d'André Dhôtel. Il me raconte qu'un jour, traversant les Ardennes en voiture, il s'est perdu dans un épais brouillard. Après avoir erré longtemps, il croise un vieux couple au bord d'un canal... Dhôtel et sa femme, sortis cueillir des champignons ! L'écrivain accueille sans le moindre étonnement ce hasard incroyable et invite le journaliste à dîner dans le petit hôtel perdu où il passe les vacances.
Quelques années plus tôt, Meudal était prof au collège. Il avait en sixième un élève parfaitement nul, une bûche qui ne lisait rien, ne comprenait rien à rien. Le prof fait travailler à la classe un livre de Dhôtel. Le cancre est fasciné. Bientôt il passe tout son temps à relire en boucle Le pays où l'on n'arrive jamais — toujours aussi nul par ailleurs.
Comment parler de Dhôtel ? Je suis épaté d'apprendre qu'un type lui a consacré une thèse : tout discours universitaire concernant Dhôtel me paraît vaguement incongru. Pour débusquer ses fragiles merveilles, rien ne vaut l'approche indirecte, image, demi-mot, ou anecdote apparemment anodine.
À Grenoble, rencontré Christiane Soulat. Elle anime dans la commune de Fontaine, juste à côté, la revue Mémoires qui accueille les souvenirs d'habitants de la ville, rédigés par eux-mêmes ou transcrits.
Lu ces modestes témoignages avec jubilation. Ils font entendre des voix jusqu'alors muettes. Ils prouvent que les «petits sujets» et les «petites gens» n'ont pas moins d'intérêt que les grands. J'aime leur langue simple, belle et forte. Voilà une œuvre de salubrité publique : pour enrayer la perte d'identité, rapprocher les hommes et les générations, retricoter le lien social, nous apprendre à voir la beauté du monde jusque dans ses visages les plus humbles, il faudrait une revue Mémoires dans chaque ville.
Un film à voir, s'il est encore temps : Depuis qu'Otar est parti, de la jeune Julie Bertuccelli. Pour le film lui-même d'abord, l'acuité, la tendresse de son regard. Et puis pour ce régal linguistique : les trois héroïnes s'interpellant dans trois langues : russe, géorgien, français, passant à tout moment de l'une à l'autre selon des lois subtiles et souvent obscures. Plaisirs inusables : entendre le russe, ma langue ancestrale ; écouter ma langue maternelle parlée — presque chantée — par des étrangers, comme dans le mémorable Othon de Straub et Huillet. Émotion de découvrir, dans un HLM délabré de Tbilissi, une bibliothèque pleine de vieux livres français, objets d'un culte émerveillé.
Impatient d'être à Saint-Lô, préfecture de la Manche, le 18 novembre. Je dois y semer la bonne parole auprès des bibliothécaires du département. Je leur parlerai des auteurs grecs, de mon travail de traducteur-passeur ; ce sera l'une de ces journées où l'on se sent utile.