MA SIMONE À MOI


Porte de Saint-Cloud, coin poliment sinistre, passé à vélo devant Claude-Bernard, mon lycée de la 6e au bac. Pour la nostalgie, c'est raté. Pas un poil. Je ne déteste pas mon enfance, mais mon adolescence fut une triste corvée. Le seul moment que j'aimerais revivre, c'est les soirs et les matins de janvier à juin 64, où lisant dans mon lit À la recherche du Temps perdu, j'ai découvert le monde.

Et aussi, un an plus tard, les cours de philo de Mlle Belleuf.

À un an près, mon prof eût été Michel Deguy, le poète ; l'année d'avant, de même, j'avais failli avoir M. Poirier — Julien Gracq ! — en histoire-géo. Pour la philo, pas de regrets : la nouvelle venue, quoique jeune encore, savait y faire. Elle aimait son métier. On la sentait moins soucieuse de se payer des fringues et des mâles que de servir la philosophie, sérieusement, humblement. Elle n'était pas pour nous une prophétesse, un oracle, mais un croisement de vestale et de grande sœur. Elle n'apportait pas la vérité, mais semblait la chercher avec nous, découvrir à mesure ces idées qu'elle savait par cœur, avec une gravité qu'éclairait parfois un timide sourire.

Après le bac, la philosophie m'a fait souffrir. Ma terre ferme, mon bac à sable, c'est les mots ; les idées sont une zone étrangère, une stratosphère où je me lance en apnée. J'ai pour domaine la philo-pour-classe-terminale, cette enfance de la pensée que les malins méprisent. Sa franchise élémentaire, sa ferveur naïve me font du bien. Elle me parle de moi, de ma vie. Alors que la philosophie, par la suite, m'apparut plutôt comme une technique, un exercice de haute école, une rhétorique un peu roublarde et hypocrite sur les bords. Je regrette ma première année de philo comme un âge d'or. Ma cervelle s'y est formée, elle ne s'est guère développée depuis. Et peu importe. Toute limite a son bon usage. Un ami romancier me disait un jour qu'un peu de connerie est nécessaire pour écrire. L'écrivain comme philosophe interrompu, comme vieil enfant, la définition me convient assez.

Le prof de philo en terminale... À côté de lui, je suis si peu de chose. Aujourd'hui, au lycée, je ne peux voir les élèves entrer chez lui sans tomber jaloux, sans rêver de les suivre — et je n'ose pas. J'ai honte de mes bricolages, ces for since ago, ces will et would que je touille et retouille après une demi-douzaine d'autres tâcherons, tandis que dans la salle en face mon rival dépucèle des esprits vierges, qu'eux et lui s'unissent en des rituels, des liturgies où l'on démonte et remonte le monde, où à chaque fois, plus ou moins, le sort de l'Homme se joue.

Quand je publie un livre, certains collègues viennent m'en parler ; pas les philosophes. J'y vois la preuve de ma misère face à leur transcendance, et non de leur éventuelle tendance à l'autisme.

La philosophie selon Mlle Belleuf n'était pas arrogante ou schizophrène ; on parlait romans, théâtre, cinéma, musique ; la pensée d'un philosophe se concentrait souvent dans une image — Nietzsche : un masque à faire tomber pour voir la vérité, qui à son tour s'avère être un masque sur un autre masque et ainsi de suite à l'infini. Ces masques-là se sont imprimés en moi, sont devenus le filigrane de mes pensées. Voilà ce que j'ai soudain eu besoin de dire, trente-cinq ans plus tard, à mon initiatrice.

Je l'ai retrouvée, non sans mal (plus de cent personnes en France portent son nom), grâce au minitel. Simone Belleuf n'a même pas eu l'air étonné de m'entendre. Elle a pris sa retraite, lutte contre un cancer, termine son premier livre ; elle est à vingt pages du but ; un livre qu'elle ne peut me décrire, qui ne ressemble à rien. Et aussitôt je le vois, je le rêve, ce livre, comme l'utopie réalisée, l'union miraculeuse, Littérature et Philosophie se papouillant au plumard ensemble.

Le lirai-je ? La reverrai-je ? On dirait que soudain je m'impatiente. Comme s'il restait entre elle et moi quelque chose à dire, un mot de passe à transmettre ; comme si pour débusquer le secret derrière les masques, elle disparue, je n'aurais plus jamais d'autre guide.

Je n'ai pu m'empêcher de lui écrire ; la réponse n'est pas venue. Vraiment, je vais devoir me démerder tout seul ?


(Journal infime, 1999)


Simone et ses boys
Simone et ses boys.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°3 en novembre 2003)