Ce qui me gêne dans le Vendredi de Tournier dont tant de bons esprits ont fait tout un plat, c'est que cet ouvrage présenté comme roman n'est rien de plus, pendant des pages et des pages, que de la philo carrossée en littérature. On sent qu'il y avait au départ une pensée, qui se trouvant trop nue, ou trop maigre, a cherché à s'habiller d'une histoire. (Un peu justes, les habits : on voit les côtes et les fesses.)
Moi qui n'ai pas le neurone bien agile, je me sens plus proche de livres qui vont en sens inverse, des mots vers la pensée. Qui partent pour raconter une histoire, ou exprimer des sentiments — le reste vient en prime, si ça vient. Ce qui me ravit dans l'écriture, c'est le travail tâtonnant, aveugle, sur les mots, où le sens peu à peu se développe, s'affine, se ramifie, parfois bifurque, si bien que parfois au bout du compte on ne reconnaît même plus son informe embryon de pensée du début. Je ne conçois bien qu'à la fin ; clairement ou non, je dois d'abord énoncer.
Les livres, comme la mayonnaise, ne prennent pas toujours. Exemple : Célébrations du même Tournier. Sont rassemblés sous ce titre alléchant de courts essais sur divers sujets, sans aucun souci d'unité ; mais ce qui empêche le tout de faire un livre, ce n'est pas ce tutti-frutti thématique, c'est l'absence d'un souffle, d'un élan qui fasse décoller l'ensemble ; ou d'une obsession cachée qui relierait tout en sous-sol. Ce bouquin n'est pas mauvais, mais plutôt vain, superficiel, écrit avec une aisance un peu convenue par un homme arrivé, pas mécontent de lui. Un livre à la papa, sans urgence ni passion, somnolent.
Je l'ai lu avec délices.
Car cela fait du bien, de temps à autre, un texte pas terrible. Il fait mieux apprécier les chefs-d'œuvre. Il redonne du courage : ce n'est pas tous les jours qu'on peut prendre en défaut un tel cador, de l'équipe Goncourt s'il vous plait, comme un coureur de troisième zone se paye Eddy Merckx au sprint dans le critérium local. Et surtout, quelle meilleure leçon d'écriture ? La perfection endort ; mais tout creux, toute boursouflure chez le confrère fait dresser l'oreille à l'apprenti attentif, qui s'interroge : si je pouvais corriger, là, je mettrais quoi ?
Autre avantage du livre imparfait : il est au monument intouchable ce que le tas de pierres est à la maison achevée. Il part en morceaux. Le confrère échouant à caser tel ou tel bloc, je me sens le droit de le récupérer pour monter ma propre baraque.
Et enfin, et surtout, par contraste, quand arrive le moment génial — car dans tout livre, je veux le croire, il y a un moment génial, conscient ou non — on est frappé comme par la foudre. «6 août, jour de splendeur et de terreur» revient sur une notion fétiche de Tournier, qu'il a évoquée plus haut, celle d'inversion maligne : l'ange devenant démon, la beauté changée en laideur... Le 6 août, c'est la Transfiguration du Christ, où se révèle sa beauté fulgurante ; et c'est aussi la date d'Hiroshima, le feu tombant du ciel. On sent là soudain une angoisse, un vertige, un mystère sacré. La terre frémit enfin sous nos pieds. Plus tard, dans une page sur le Bibendum des pneus Michelin («l'incarnation moderne et automobile de Bouddha»), voici le mouvement inverse, vers le haut :
«Il a la douceur majestueuse et blanche des merveilleux nuages. On l'imagine bien glissant lentement dans le ciel bleu, comme un immense ballon dont l'immarescence brille au soleil. Il y a du dieu dans ce personnage aérien et tutélaire. Il nous protège.»
Le quotidien transfiguré. Poésie, humour. Alliance du visionnaire et du léger. C'est très fort. Du coup j'oublie les moments d'ennui. C'est ainsi que les livres, parfois, nous retournent comme une crêpe. Que tout s'arrange, miracle ! au dernier moment. De même qu'il nous arrive de quitter une ville étrangère gonflé à bloc, planant, après un séjour sinistre, parce qu'au dernier moment une amie jusque là indifférente, ou depuis peu inaccessible car fiancée, nous a soudain sans prévenir, comme en rêve, roulé une pelle.
(Journal infime, 1999)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°2 en octobre 2003)