PHILIP K. DICK DANS LE RER


En lisant Ubik, de Philip K. Dick, je m'interroge sur ce rejet global et violent de la science-fiction chez tant de lecteurs. Y compris chez des gens qui savent qu'un bon livre ne se réduit pas à un genre, et pour qui, malgré tout, un livre de SF est totalement, irrémédiablement de la SF, plus encore qu'un polar n'est du polar !

Ce qui gêne certains, c'est sans doute cet usage extrême de la fiction, ce malin plaisir pris à décoller du réel. Ubik, de ce point de vue-là, fait bon poids : on nous prie de croire notamment aux voyages dans le temps, à certains pouvoirs paranormaux (télépathie, prévision de l'avenir) et à l'existence entre vie et mort d'un état intermédiaire, dit «demi-vie», pendant lequel, sous certaines conditions, vivants et défunts peuvent encore communiquer. Pas très sérieux tout ça.

Il y a peut-être des bons et des mauvais genres, des grands et des petits sujets. Et je m'en fous. Moi qui ne suis pas un accro de la SF, j'ai été saisi par Ubik. Il m'a diverti bien sûr, m'a tiré hors de ce qui m'entoure vers l'imaginaire et ses plaisirs, mais surtout il m'a mené en sens inverse, vers le fond de moi-même. Peu d'autres livres l'ont fait à ce point. Tout ce bazar à dormir debout, c'est une série de figures, de métaphores pour dire une expérience terrible : la réalité qui vacille, se défait sous nos yeux, sous nos pas. Le monde qui nous trahit.

Se sentir à moitié vivant, à moitié réel. Qui n'a pas connu ça, à notre époque surtout ? Quoi de plus familier ? de plus essentiel ?

Ubik n'est sans doute pas sans faiblesses ; je n'ai pas aimé, notamment, que dans le futur on doive ouvrir les portes et allumer sa télé en y glissant des pièces de monnaie — comme si l'on n'avait pas su inventer les cartes de crédit, le prélèvement automatique ! On dirait là qu'un autre écrivain, dépourvu de la finesse du premier, fait irruption un instant dans le livre (de même que dans l'histoire l'esprit d'un mort qu'on essaie d'atteindre est squatté par celui d'un autre mort). Mais c'est peut-être voulu ? Un livre touché par la grâce peut tout se permettre ; il fait de ses faiblesses elles-mêmes des vertus, et dans Ubik, ce qui contribue à faire boiter l'histoire, à la déglinguer sans la briser, va dans le bon sens.

Ce matin-là dans le RER, cinq pages encore à lire, je sprinte : il faut que je sache avant le terminus comment l'histoire finit. Je suis à parts égales en 1999 entre Sucy et Boissy et dans le Minneapolis de 1939, le temps me presse comme il presse le héros pourchassé. Apparaît soudain in extremis la jeune femme, la morte, chargée de l'aider ; elle lui donne un objet, quoi déjà, sans doute un petit flacon d'ubik, et c'est comme si en approchant le héros elle me parlait par dessus son épaule, comme si ses mots étaient un message codé, comme si cela devait m'arriver un jour à moi aussi d'être guidé, sauvé par une très jeune femme — ou des femmes, peut-être mes élèves, que je retrouve tous les matins au bout de la ligne ? Je répèterai longtemps son nom, Ella Runciter, comme un talisman, Ella Runciter, ne pas l'oublier. Je pense à Nerval — n'est-ce pas dans Aurélia qu'au théâtre, au milieu de la représentation, une comédienne sort de la fiction pour s'adresser directement à Gérard ?

(De plus en plus je confonds tout, livres et histoires se mélangent dans ma tête, et au lieu de m'en désoler, après tout, je pourrais peut-être aussi bien m'en réjouir.)

J'ai acheté Ubik en 79, et attendu vingt ans avant de le lire : le temps déraille... Je l'ai lu pile au bon moment, sans préméditation. Comme si lui, toutes ces années, replié sur son message de secours dans un coin de la bibliothèque, attendait le jour où me faire signe.

Combien d'autres se préparent, silencieux dans les rayonnages ?


(Journal infime, 1999)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°1 en septembre 2003)