PAGES D'ÉCRITURE
N°1 Septembre 2003
À ceux qui font comme moi profession de parler aux autres, et se désolent, croyant crier dans le désert, je dis, Courage ! On n'est jamais seul. Dans notre public, si clairsemé, si distrait soit-il, se cache toujours une personne qui écoute. Ou deux ! ou trois ! Mais une suffit.
Une foule entière suspendue à nos lèvres, c'est grisant comme une drogue. Mais l'auditeur unique offre une émotion plus fine. On le repère (ou on croit le repérer, peu importe), on cherche son regard, on parle pour lui, on se défonce pour lui et c'est beau comme une rencontre amoureuse, ou Stanley découvrant Livingstone.
Au lycée, certains jours, quand toute la classe est ailleurs, que je m'époumone, que je rame en vain sur une houle de papotages — Oriane, Séverine, Ludivine, Sofia, petites pestes, elles s'en tamponnent de Jack Kerouac —, voilà que je croise l'œil noir de Sylvain fixé sur moi, comme s'il voyait au travers du prof le narrateur et son pote sur la route, et soudain je sais pour qui je parle, et je repense à un élève d'il y a vingt ans dont j'ai oublié le nom, dont on m'a dit plus tard que ce même texte lu dans ma classe avait changé sa vie, qu'il était parti on the road comme Kerouac, et moi je n'avais rien remarqué, j'aurais pu ne jamais le savoir, mais déjà Sylvain regarde ailleurs et j'ai peut-être rêvé, à moins que l'Auditeur ce soit quand même lui ? Car les élèves sont comme les petits enfants ou les schizophrènes, on croit qu'ils ne captent rien et pourtant rien ne leur échappe — qu'ils en aient conscience ou non.
Au début des années 70, notre chorale courait les églises de campagne. Nous n'étions pas des aigles, nous ne le savions que trop et le public aussi, sûrement. Un œil rivé à la partition de la messe Æterna Christi munera de Palestrina — pas la plus rigolote —, nous interrogions du coin de l'autre les ombres floues assises en face. Une masse affalée dans un fauteuil au premier rang : monsieur le ministre venu voir chanter ses petits-enfants dirigés par son fils. Le pauvre, déjà saoulé par ses tâches politiques, sombrait lentement dans la torpeur. On priait pour qu'il ne ronfle pas. Les autres apparemment ne valaient guère mieux. Nous avions l'impression, nous encore debout, de veiller seuls sur un sommeil universel, et au fond, pensions-nous, plût à Dieu que nos victimes dormissent vraiment, pour moins souffrir. À la fin pourtant, une dame plus très jeune, sans lien avec qui que ce fût d'entre nous, venait nous dire que nous l'avions émue comme rarement, et ses regards mouillés le confirmaient. Un autre jour, une fille inconnue au premier rang applaudissait si fort qu'on crut qu'elle se payait nos têtes ; mais non, elle s'approcha enfin pour nous dire sa gratitude, son admiration éperdue, intimidée comme par les stars d'un feuilleton télé.
L'ère des chorales est derrière moi, mais aujourd'hui que la traduction m'amène à pérorer de temps à autre en public, l'Auditrice est toujours là. À *** le mois dernier, je l'ai reconnue tout de suite, sans âge et sans grâce, respirant la solitude, le visage lumineux pourtant, les yeux levés vers moi comme si j'étais l'hostie. Et tandis qu'elle me racontait son amour de la Grèce et de la poésie, et les centaines de kilomètres qu'elle venait de couvrir pour nous entendre, mes poètes Grecs et moi, je m'abandonnais à l'un de mes fantasmes récurrents : je me penche vers sa laideur, la serre dans mes bras, deviens son amant, le plus doux qu'elle ait connu, elle n'ose y croire, elle rayonne, une nouvelle vie commence, et c'est moi, moi qui l'ai sauvée !
Mon imagination me sidère.
Au moment du départ j'ai rappelé à l'organisatrice la somme qu'elle m'avait promise un mois plus tôt. Regard surpris, vaguement peiné : Ah bon, vous demandez quelque chose ?
J'en avais presque honte.
C'est vrai, je suis si bien payé en sourires.
(Journal infime, 1999)
En lisant Ubik, de Philip K. Dick, je m'interroge sur ce rejet global et violent de la science-fiction chez tant de lecteurs. Y compris chez des gens qui savent qu'un bon livre ne se réduit pas à un genre, et pour qui, malgré tout, un livre de SF est totalement, irrémédiablement de la SF, plus encore qu'un polar n'est du polar !
Ce qui gêne certains, c'est sans doute cet usage extrême de la fiction, ce malin plaisir pris à décoller du réel. Ubik, de ce point de vue-là, fait bon poids : on nous prie de croire notamment aux voyages dans le temps, à certains pouvoirs paranormaux (télépathie, prévision de l'avenir) et à l'existence entre vie et mort d'un état intermédiaire, dit «demi-vie», pendant lequel, sous certaines conditions, vivants et défunts peuvent encore communiquer. Pas très sérieux tout ça.
Il y a peut-être des bons et des mauvais genres, des grands et des petits sujets. Et je m'en fous. Moi qui ne suis pas un accro de la SF, j'ai été saisi par Ubik. Il m'a diverti bien sûr, m'a tiré hors de ce qui m'entoure vers l'imaginaire et ses plaisirs, mais surtout il m'a mené en sens inverse, vers le fond de moi-même. Peu d'autres livres l'ont fait à ce point. Tout ce bazar à dormir debout, c'est une série de figures, de métaphores pour dire une expérience terrible : la réalité qui vacille, se défait sous nos yeux, sous nos pas. Le monde qui nous trahit.
Se sentir à moitié vivant, à moitié réel. Qui n'a pas connu ça, à notre époque surtout ? Quoi de plus familier ? de plus essentiel ?
Ubik n'est sans doute pas sans faiblesses ; je n'ai pas aimé, notamment, que dans le futur on doive ouvrir les portes et allumer sa télé en y glissant des pièces de monnaie — comme si l'on n'avait pas su inventer les cartes de crédit, le prélèvement automatique ! On dirait là qu'un autre écrivain, dépourvu de la finesse du premier, fait irruption un instant dans le livre (de même que dans l'histoire l'esprit d'un mort qu'on essaie d'atteindre est squatté par celui d'un autre mort). Mais c'est peut-être voulu ? Un livre touché par la grâce peut tout se permettre ; il fait de ses faiblesses elles-mêmes des vertus, et dans Ubik, ce qui contribue à faire boiter l'histoire, à la déglinguer sans la briser, va dans le bon sens.
Ce matin-là dans le RER, cinq pages encore à lire, je sprinte : il faut que je sache avant le terminus comment l'histoire finit. Je suis à parts égales en 1999 entre Sucy et Boissy et dans le Minneapolis de 1939, le temps me presse comme il presse le héros pourchassé. Apparaît soudain in extremis la jeune femme, la morte, chargée de l'aider ; elle lui donne un objet, quoi déjà, sans doute un petit flacon d'ubik, et c'est comme si en approchant le héros elle me parlait par dessus son épaule, comme si ses mots étaient un message codé, comme si cela devait m'arriver un jour à moi aussi d'être guidé, sauvé par une très jeune femme — ou des femmes, peut-être mes élèves, que je retrouve tous les matins au bout de la ligne ? Je répèterai longtemps son nom, Ella Runciter, comme un talisman, Ella Runciter, ne pas l'oublier. Je pense à Nerval — n'est-ce pas dans Aurélia qu'au théâtre, au milieu de la représentation, une comédienne sort de la fiction pour s'adresser directement à Gérard ?
(De plus en plus je confonds tout, livres et histoires se mélangent dans ma tête, et au lieu de m'en désoler, après tout, je pourrais peut-être aussi bien m'en réjouir.)
J'ai acheté Ubik en 79, et attendu vingt ans avant de le lire : le temps déraille... Je l'ai lu pile au bon moment, sans préméditation. Comme si lui, toutes ces années, replié sur son message de secours dans un coin de la bibliothèque, attendait le jour où me faire signe.
Combien d'autres se préparent, silencieux dans les rayonnages ?
(Journal infime, 1999)
Il y a mille façons de traduire, mais aussi deux pôles entre quoi elles se répartissent. Toute discussion théorique sur la traduction se doit de passer par ce pont aux ânes. Pour reprendre la formulation commode et parlante du théoricien Jean-René Ladmiral, il y a d'un côté les sourciers, qui prennent le parti de la langue-source, ou langue de départ, tâchant de préserver, au sein de leur propre langue, les particularités de la langue étrangère ; et de l'autre les ciblistes, qui prennent le parti inverse, celui de la langue-cible, ou langue d'arrivée, et dont le but sera de produire un texte «en bon français».
Soit la phrase «Up went the rocket», courante en anglais, avec une inversion expressive, mais usuelle. Le sourcier produira un «Vers le haut alla la fusée» assez inhabituel, et le cibliste un «La fusée monta» plutôt plat. Je caricature un peu sans doute. Disons que le français de l'un est mouvementé, coloré, parfois étrange et rocailleux ; tandis que l'autre écrit une langue pure, lisse, guettée par la fadeur. Personne n'est totalement l'un ou l'autre — j'espère. Personne n'est ce Sourcier arrogant, violent, qui refuse tout compromis, fait plier les langues, les usages, tout ça pour aboutir à quoi ? Un charabia. Personne n'est ce cibliste craintif, conformiste, tiédasse, aplatisseur, et finalement tout aussi violent, castrateur de langues, même si chez lui tout reste enveloppé, feutré. Non : chacun penche d'un côté ou de l'autre, selon l'époque, le tempérament, parfois aussi selon le texte à traduire.
Un conseil aux débutants. Auprès des traducteurs de la vieille école ou des grands pros de la traduction, déclarez-vous plutôt cibliste. Devant les intellos de haut vol, les bêtes de colloques, ceux qui pensent la traduction plus qu'ils ne la pratiquent, jouez les sourciers. Sur le marché de la théorie, le cibliste est menacé de ringardise. Lisez Berman, citez Meschonnic, encensez Walter Benjamin.
Je persifle, c'est plus fort que moi. Tout cela n'est pas si simple. Je me sens plutôt cibliste, mais moins qu'à mes débuts ; les sourciers, malgré leurs excès, m'ont appris à assouplir, à enrichir ma langue, à oser davantage ; ils m'ont aidé à mettre du vin dans mon eau.
J'interviewe Annie Saumont, qui fut longtemps une traductrice de première bourre avant de se consacrer entièrement à l'écriture. (Vous l'avez lue ? Non ? Vous attendez quoi ?) Eh bien, «sourciers», «ciblistes», elle n'a jamais entendu parler. Ce qui ne l'empêche pas de traduire aussi bien, voire mieux que certains grands théoriciens de leur pratique.
La lumière est aux aguets partout
Cachée dans les veines du vent.
Au fond des yeux de l'aube ancienne prisonnière
Dans les sentiers rudes et obscurs de la mer
Ou les cyprès du crépuscule qui seuls additionnent les morts
Et tiennent bon mieux que personne devant le déchirant éclat
Aux cloîtres des confins.
Tandis que le volcan tressaillant soudain
Terrifie une bête venue boire dans les genêts la rosée
Puis c'est l'éclat descendu de là-haut
Pluie implacable.
De même qu'à minuit quand on erre hors de soi
En bordure du sommeil
Et qu'on entend soudain en bas des marches le galop terrible
Comme d'un cavalier se hâtant pour sauver un secret de malheur ou de mort
De même sont passés devant la fenêtre tel un nuage imprévu d'oiseaux en partance vers le sud
Des enfants tels des cygnes et dans les éclats nouveau-nés claquant au vent leurs chevelures bleues
Avant que l'on entende
Notre maison submergée d'en haut
Du pépiement des anges.
All things proceed
To a joyful consummation...
Des pétales migrateurs amèneront la lumière
Les chevaux se dresseront nus dans la pensée
Et aux portails immobiles dans la sécheresse
Corè à cheval soudain la brise de printemps lentement
Agitera des larmes dans l'œil désert pour payer
Le martyre secret du rêve et de la veille.
Alors nous levant tous de notre couche
Nous apparaîtrons somnambules sous les yeux des oiseaux
Nus dans la tempête d'étoiles.
(Anaktorìa)
Stratis Pascàlis, né en 1958, vit à Athènes. Il a publié huit recueils de poèmes : Anaktorìa (1977), Fouille (1984), Une nuit de l'Hermaphrodite (1989), Cerisiers dans les ténèbres (1991), Fleurs d'eau (1994), Mihaïl (1996), Comédie (1998), Regarder les forêts (2003). C'est aussi l'un des traducteurs grecs les plus réputés. À son tableau de chasse, Racine, Rimbaud, Corneille, Maupassant...
Pascàlis lui-même voit son parcours poétique sous la forme d'une ligne brisée, chaque nouveau recueil s'écartant des précédents. Ce qui est surtout vrai, me semble-t-il, des tout premiers, comme si le poète avait d'abord balisé les frontières de son domaine avant de se rapprocher de son centre.
L'unité cachée de l'œuvre, c'est dans Cerisiers..., sans doute, qu'elle apparaît le plus tôt et le plus fortement. Des poèmes simples d'apparence, narratifs, évoquant les anciennes chroniques ou les contes ; un décor de campagnes profondes, hantées par des forces archaïques, élémentaires, obscures ; des rêves, des visions, des prodiges incertains, des révélations en forme d'énigme, ou alors le silence ; le mystère partout et souvent, à la fin de l'histoire, une soudaine bouffée d'infini.
Chaque poème, y compris dans les recueils suivants, apparaît comme une nouvelle étape tâtonnante, une approche répétée, sous un angle un peu différent, du même secret perdu ou pas encore atteint.
Un poète grec visionnaire de plus, dont l'œil sait voir «le gouffre en jardin déguisé». Une poésie qu'imprègne le sens du sacré — au sens le plus large. Avec ou sans Dieu, on ne sait : le monde que nous explorons là est sans repères : très ancien et hors du temps, universel et intensément grec, ne serait-ce que par ce mélange intime de souvenirs bibliques et païens.
La poésie, pour un Grec, c'est sacré ; mais poésie et sacré en Grèce, étant choses quotidiennes, se promènent sans majuscule : quand Pascàlis lit ses poèmes, il y a dans sa voix une ferveur intense, mais dépouillée de toute emphase — de quoi rendre plus faux et ridicules encore certains déclamateurs français qui parfois bousillent mes traductions. Mais c'est peut-être aussi une question de langue ? Celle que parlent les Grecs, même aujourd'hui, est plus familière que la nôtre, mieux faite pour le plein air que pour le salon, alliant encore avec naturel, comme du temps d'Homère, solennité, simplicité, fraîcheur.
(réponse sur le numéro de la citation...)
Tu ne peux pas empêcher les oiseaux de la tristesse de voler au-dessus de ta tête, mais tu peux les empêcher de faire leur nid dans tes cheveux.
Un optimiste, c'est un imbécile heureux. Un pessimiste, c'est un imbécile malheureux.
Si tu veux être heureux une heure, saoule-toi.
Si tu veux être heureux une journée, tue ton cochon.
Si tu veux être heureux une semaine, pars en voyage.
Si tu veux être heureux un an, marie-toi.
Si tu veux être heureux toute ta vie, deviens jardinier.
Le monde est une rose, respire-la et passe-la à ton ami.
Le bonheur n'existe pas. En conséquence il ne nous reste qu'à essayer d'être heureux sans.
Je reprends cette année encore ma chronique du Coup de langue dans la Quinzaine littéraire, un numéro sur deux, tous les 15 du mois. Au programme : les variations du niveau de langue, l'adverbisation de l'adjectif, les charmes du plus-que-parfait, le futur de narration cet inconnu, la vie secrète des deux-points, les sons [k] les plus extraordinaires que j'aie jamais rencontrés, les rythmes binaires, ternaires, quaternaires, les répétitions, l'écriture de chansons, etc., avec des exemples empruntés à Balzac, Flaubert, Baudelaire, Allais, Renard, Proust, Queneau, Calet, Bachelard, Duras, Beauvoir, Sartre, Saumont, Simon, Michon, Bergounioux, Bouvier, Echenoz, Châteaureynaud, Brel, Ferré, Françoise Hardy...
Parmi mes lectures de l'été, quelques pierres blanches, dont :
325 000 francs de Roger Vailland (Folio), que je découvre après tout le monde et qui m'a conquis par son dépouillement implacable. Le premier chapitre, qui annonce et résume le livre entier, est aussi la plus belle course cycliste que j'aie jamais lue !
Rachel et autres grâces, d'Emmanuel Berl (Grasset, Cahiers rouges), suite de portraits de femmes aimées. Hymne au bonheur, vision d'une acuité, d'une finesse incomparable, écriture d'une fermeté légère — oui, la perfection du bonheur.
Voyages avec ma pipe, de Léon Werth (Viviane Hamy). Petites chroniques, impressions de voyage, trois fois rien en apparence, mais là aussi, quel œil, quelle plume ! Pourquoi ce faiseur de Morand est-il si connu, et pas Werth, qui le vaut largement ?
Lumineux rentre chez lui, d'André Dhôtel (Phébus).
Louange et gloire aux éditions Phébus, qui sont en train de rééditer douze titres du merveilleux Dhôtel, dont ce Lumineux... qui est sans doute son roman le plus extrême. Ébouriffant ! Extrait de l'excellente préface de Jean-Pierre Sicre : «Les romans [de Dhôtel] caressent une ambition étrange : cultiver une forme de fiction qui serait familière à tous, où le moins lettré des lecteurs pourrait trouver de quoi s'émerveiller dans la compagnie des mots les plus simples, et qui malgré cela ouvrirait sur les plus lointains horizons, épuiserait la dernière profondeur.»
Pour une première approche de Dhôtel, je conseille en priorité, outre Lumineux..., Un jour viendra (Phébus), Le ciel du faubourg (Grasset-Cahiers rouges) ou Bernard le paresseux (Gallimard), par quoi j'ai commencé moi-même en 1970 — aussitôt conquis, sans rémission.
Un nouvel outil très précieux : le Dictionnaire des synonymes et mots de sens voisin, de Henri Bertaud du Chazaud (Quarto Gallimard). À mi-chemin entre synonymes et analogies, il ne supplantera pas le Thésaurus de Larousse, roi des analogiques purs, mais il démode brutalement tous les dictionnaires de synonymes, dont l'excellent usuel du Robert dû au même auteur.
Un grand salut et un immense merci à Maurice Nadeau, l'homme à qui, sur le plan de l'écriture, je dois tout.