À ceux qui font comme moi profession de parler aux autres, et se désolent, croyant crier dans le désert, je dis, Courage ! On n'est jamais seul. Dans notre public, si clairsemé, si distrait soit-il, se cache toujours une personne qui écoute. Ou deux ! ou trois ! Mais une suffit.
Une foule entière suspendue à nos lèvres, c'est grisant comme une drogue. Mais l'auditeur unique offre une émotion plus fine. On le repère (ou on croit le repérer, peu importe), on cherche son regard, on parle pour lui, on se défonce pour lui et c'est beau comme une rencontre amoureuse, ou Stanley découvrant Livingstone.
Au lycée, certains jours, quand toute la classe est ailleurs, que je m'époumone, que je rame en vain sur une houle de papotages — Oriane, Séverine, Ludivine, Sofia, petites pestes, elles s'en tamponnent de Jack Kerouac —, voilà que je croise l'œil noir de Sylvain fixé sur moi, comme s'il voyait au travers du prof le narrateur et son pote sur la route, et soudain je sais pour qui je parle, et je repense à un élève d'il y a vingt ans dont j'ai oublié le nom, dont on m'a dit plus tard que ce même texte lu dans ma classe avait changé sa vie, qu'il était parti on the road comme Kerouac, et moi je n'avais rien remarqué, j'aurais pu ne jamais le savoir, mais déjà Sylvain regarde ailleurs et j'ai peut-être rêvé, à moins que l'Auditeur ce soit quand même lui ? Car les élèves sont comme les petits enfants ou les schizophrènes, on croit qu'ils ne captent rien et pourtant rien ne leur échappe — qu'ils en aient conscience ou non.
Au début des années 70, notre chorale courait les églises de campagne. Nous n'étions pas des aigles, nous ne le savions que trop et le public aussi, sûrement. Un œil rivé à la partition de la messe Æterna Christi munera de Palestrina — pas la plus rigolote —, nous interrogions du coin de l'autre les ombres floues assises en face. Une masse affalée dans un fauteuil au premier rang : monsieur le ministre venu voir chanter ses petits-enfants dirigés par son fils. Le pauvre, déjà saoulé par ses tâches politiques, sombrait lentement dans la torpeur. On priait pour qu'il ne ronfle pas. Les autres apparemment ne valaient guère mieux. Nous avions l'impression, nous encore debout, de veiller seuls sur un sommeil universel, et au fond, pensions-nous, plût à Dieu que nos victimes dormissent vraiment, pour moins souffrir. À la fin pourtant, une dame plus très jeune, sans lien avec qui que ce fût d'entre nous, venait nous dire que nous l'avions émue comme rarement, et ses regards mouillés le confirmaient. Un autre jour, une fille inconnue au premier rang applaudissait si fort qu'on crut qu'elle se payait nos têtes ; mais non, elle s'approcha enfin pour nous dire sa gratitude, son admiration éperdue, intimidée comme par les stars d'un feuilleton télé.
L'ère des chorales est derrière moi, mais aujourd'hui que la traduction m'amène à pérorer de temps à autre en public, l'Auditrice est toujours là. À *** le mois dernier, je l'ai reconnue tout de suite, sans âge et sans grâce, respirant la solitude, le visage lumineux pourtant, les yeux levés vers moi comme si j'étais l'hostie. Et tandis qu'elle me racontait son amour de la Grèce et de la poésie, et les centaines de kilomètres qu'elle venait de couvrir pour nous entendre, mes poètes Grecs et moi, je m'abandonnais à l'un de mes fantasmes récurrents : je me penche vers sa laideur, la serre dans mes bras, deviens son amant, le plus doux qu'elle ait connu, elle n'ose y croire, elle rayonne, une nouvelle vie commence, et c'est moi, moi qui l'ai sauvée !
Mon imagination me sidère.
Au moment du départ j'ai rappelé à l'organisatrice la somme qu'elle m'avait promise un mois plus tôt. Regard surpris, vaguement peiné : Ah bon, vous demandez quelque chose ?
J'en avais presque honte.
C'est vrai, je suis si bien payé en sourires.
(Journal infime, 1999)
Palestrina Superstar. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°1 en septembre 2003)