QUESTIONS ORALES


Le métier de traducteur comporte une partie orale, j'en suis conscient plus que jamais cette année où je serai intervenu en public — ne parlons que de traduction — une bonne vingtaine de fois. L'ancien prof que je suis ne s'en effraie pas, ne le vit pas comme une corvée, j'avoue même que j'y prends plaisir, mais l'exercice devient parfois envahissant.

Le mois dernier, par exemple, j'ai dû cesser de traduire et d'écrire pendant une bonne semaine pour préparer un voyage à Chypre en forme de parcours du combattant, avec trois prises de parole en huit jours, toutes en grec, dont deux de 45 minutes, devant des publics de redoutables spécialistes. Le pompon : plancher sur Traduire la poésie devant les étudiants les plus costauds du poète Mihàlis Pieris, encadrés par quelques profs de lettres. D'habitude le public avale tout gentiment, mais ce soir-là j'ai dû affronter quelques questions embarrassantes.

L'une d'elles concerne mes choix. Tous ces poètes que je traduis, sur quels critères sont-ils sélectionnés ? Il n'est pas très glorieux d'avouer que je ne choisis pas, que presque toujours on choisit pour moi, puisque je n'ai pas le temps de tout lire et que mes goûts personnels m'inspirent une confiance limitée. L'essentiel, quand on prépare une anthologie par exemple, c'est d'être représentatif, et pour cela rien ne remplace l'avis de quelques experts bien choisis, poètes eux-mêmes en général. Quant à moi, je suis l'humble sage-femme, qui n'est pas tenue d'aimer tous les enfants qu'elle met au monde, mais qui prend toujours plaisir à le faire, l'acte de traduire étant jouissif par lui-même, quel que soit le texte.

Avez-vous tendance à embellir ? demande une étudiante. Je sais bien ce qu'on doit répondre en pareil cas : respect du texte original, soumission absolue etc. Je sais encore mieux ce que je répondrais si j'en avais le courage. Que dans les grandes lignes, bien sûr, le traducteur doit suivre fidèlement sans rajouter du sien. Mais aussi que dans certains cas ponctuels — tout l'art consiste à savoir quand —, il est bon de saisir l'occasion de faire mieux. Parce que sa langue lui offre ici ou là une solution que la langue de l'auteur ne permet pas. Parce que l'auteur le plus génial n'est pas à l'abri d'une baisse de régime. N'en déplaise aux dévots, je ne pense pas qu'un traducteur gagne à considérer son auteur comme infaillible. Admirer, vénérer, oui ; déifier, non. Reste à savoir s'il est bon de propager une telle idée, qui dans certaines mains peut devenir très dangereuse.

La pire question est venue à la fin. Je venais d'exposer la base même de mon travail, à savoir l'effort pour donner à chaque vers un rythme et des sonorités correspondant au contenu, et c'est là qu'une prof me balance : Mais que faites-vous quand la musique du vers et le contenu sont délibérément différents, voire opposés ? Et un autre prof d'enfoncer aussitôt le clou en citant le début d'un poème de Cavàfis où la douleur la plus poignante est exprimée sur un rythme impassible.

Je suis resté coi. J'aurais fort bien pu répondre que de tels cas sont certainement très minoritaires, et qu'il est déjà bien beau qu'un traducteur se soucie un peu d'accorder son et sens — est-ce vraiment si fréquent ? Mais non, la collègue a raison. Il faut aller plus loin. Je venais de découvrir pour mon compte une nouvelle dimension : le jeu sur l'accentuation des mots, difficile à percevoir pour une oreille française (cf. «Cavàfis au pluriel» dans CARNET DU TRADUCTEUR 10-11), et voilà qu'il faut rajouter un article au cahier des charges.

Et je sais bien que cela n'aura pas de fin.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°99 en décembre 2011)