Les poèmes de Tàssos Livadìtis avancent dans une dérive continuelle, comme les images des rêves. En relisant ma traduction, je suis gêné à chaque fois que des rimes intérieures, avec le piétinement qu'elles introduisent, interrompent ce glissement sans fin :
Une nuit j'actionnerai les grands aiguillages des trains pour faire passer les jours anciens.
Ça ne va pas. Ce «trains / anciens» nous fait faire du sur-place. Il est d'autant plus facile de virer «trains» qu'il est aussi superflu en français que nécessaire en grec : notre «aiguillage» dit tout, alors que le mot grec, désignant d'abord une clef, a besoin d'une précision pour nous aiguiller sur l'image ferroviaire.
Une nuit j'actionnerai les grands aiguillages pour faire passer les jours anciens.
Cette fois le poème avance comme il se doit, tel un train dans la nuit.
Les voyageurs ont disparu dans le fond, les autres sont à jamais retenus par la lune...
Un peu lourd, en partie à cause des trois [on] — même si deux d'entre eux, n'étant pas en fin de période, ne pèsent pas trop. C'est le troisième, sur «sont», que je vais couper, pour mieux marquer l'opposition entre les uns et les autres : deux [on] pour les voyageurs, aucun pour «les autres». Le rythme est allégé, en même temps que la syntaxe.
...et l'explication viendra un jour, quand on n'aura plus besoin d'aucune explication...
La répétition est dans l'original, mais en français elle passe moins bien, l'équivalent grec de notre lourdingue «explication», prononcé [exìyissi], étant plus fluide. Je vire le second :
...et l'explication viendra un jour, quand on n'aura plus besoin d'aucune...
avec un léger remords : oui, solution élégante, allègement bienvenu, mais le grec lui aussi est lourd, et je sens confusément que cette lourdeur de l'explication est voulue, expressive.
...pour l'instant nous feuilletons les vieux calendriers pour sauver quelque chose des années —
dites-moi, qu'arrive-t-il dans la réalité...
Oh les gros sabots... Ces trois [é], une catastrophe. J'aurais dû intervenir sur le troisième :
...dites-moi, dans la réalité qu'arrive-t-il...
parce que c'est toujours le dernier qui a le plus de poids, et que la fin d'une question ne doit pas regarder ses pieds, comme font les répétitions, mais relever la tête en même temps que la voix.
Les deux premiers [é], par contre, gardons-les précieusement : ils évoquent bien une tâche répétitive.
Plus loin, de même, je ne touche pas à mon
...ici s'achèvent les rêves...
puisqu'en cet endroit le mouvement piétine sur place avant de s'arrêter.
En passant aux poèmes de Nàssos Vayenas, j'entre dans une atmosphère, une pesanteur différentes. Cette fois le poème est plus dense, il s'attarde davantage. Me relisant, je conserverai donc :
La nuit tombant ils descendent à la taverne. Prennent une biture. Crachent et jurent.
[ur]... [ur]... Occupations coutumières, et qui n'avancent à rien. Ces gars-là tournent en rond.
Ou simplement extase du néant ?
[an]... [an]... parfait pour cette contemplation où l'on entend s'arrêter le temps.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°96 en septembre 2011)