EXERCICES D'ÉBRIÉTÉ


Jadis, je ne manquais pas une manifestation d'ATLAS ; aujourd'hui, je reste collé à mon écran comme un alcoolo et ce n'est pas bien. À notre Journée de printemps, que je retrouve après des années, je viens d'apprendre un tas de choses. Le matin, Daniel Loayza m'a fait découvrir, derrière les mots simples en apparence du drame satyrique d'Euripide, Le cyclope, tout un monde caché — et tant pis si l'on n'a pas beaucoup parlé des deux traductions françaises en présence, qui à vrai dire ne méritaient guère qu'on s'attarde. L'après-midi, j'ai bu les paroles d'un des maîtres de la profession, André Markowicz, venu biberonner avec nous l'incroyable monologue de l'ivrogne Marmeladov dans Crime et châtiment. Je connaissais le Dostoïevski brûlant, fulgurant, traduit par Markowicz ; celui-ci ne nous a pas lu sa traduction, nous avons travaillé sur quelques lignes à peine, mais la discussion fut un moment intense et enivrant. J'ai été conquis par la véhémence douce de cet homme, la passion dont il rayonne.

Entre Euripide et Dostoïevski, j'ai dû assister, n'ayant pas le don d'ubicuitée, à mon intervention perso : un atelier d'écriture. Thème général de la journée : l'ivresse. Public : 21 femmes, un homme. (J'ai pourtant cru voir 42 personnes...) Plusieurs têtes connues, dont cinq de mes anciennes étudiantes.



Je commence par une brève séquence orale à base de calembours, du genre que plus c'est mauvais meilleur c'est, histoire d'annoncer qu'on n'est pas là pour s'emmerder, mais pour jouer avec les mots. C'est aussi l'occasion de faire d'entrée deux fortes remarques :

1) Le calembour est une indispensable école d'écoute et d'agilité.

2) Écrire, traduire, c'est joyeux, ou ce doit l'être, et je doute que les gens trop compassés traduisent bien.



Premier exercice : une séance de portraits de mots. Il s'agit d'analyser les sonorités d'un mot en se demandant s'il est réussi, autrement dit si sa sonorité évoque bien la chose qu'il désigne ; et de rédiger cette analyse en ayant recours à des sons eux-mêmes évocateurs.

Un exemple : BIÈRE. Deux syllabes qui d'après moi correspondent assez bien aux deux étapes de la boisson : d'abord, avec bi-, quelque chose de clair, de vif, qui pétille, comme la mousse et les bulles ; puis -ère, pour l'amertume qui vient après. D'où la définition :

«Brillant début. Traîne un arrière-goût plus amer.»


Le groupe est invité à plancher sur le mot IVRE. Ce qui pourrait donner, par exemple :

«Mot qui vibre pour dire la cime du plaisir. On se délivre, on se grise d'air vif. On croit vivre la vraie vie. De quoi écrire un livre ! Oui, mais le vertige est si bref... Comme l'indique l'e muet qui va suivre, on retombe vite, en vrille.»


IVRESSE ?

«C'est la gonzesse de l'ivre. Vive drôlesse. Ou princesse qui dénoue ses tresses. Ou déesse dont le nom glisse telle une caresse. Avant que tout s'affaisse et qu'arrive la détresse.»


On pourrait continuer ainsi avec IVROGNE (quelle trogne !), avec le POCHARD bientôt clochard, ou les différentes étapes de l'ivresse : POMPETTE, bondissante et guillerette, puis PÉTÉ hébété d'ébriété, puis SAOUL avachi et lourd, puis la chute, la déchéance, la fin dégueulasse avec SCHLASS.

On pourrait aussi travailler sur les mots étrangers désignant l'ivresse, mais il est temps de passer au deuxième exercice.



Cette nouvelle tâche, plus complexe, exigeant plus de temps que nous n'en disposons, consiste à écrire le monologue d'un mec bourré qui en s'acharnant à prouver qu'il ne l'est pas, ne fait que le révéler davantage. Pour faciliter la tâche, nous la détaillons en commun avant rédaction : il faut utiliser toutes les particularités du discours de l'ivresse, bredouillis, bégaiements, usage de certaines consonnes et sons vocaliques, syntaxe erratique.

Par exemple :


«Moi bourré ? Répétez un peu pourboire ! Faut voir à pas pousser le pouchon... poucher le bousson... boucher le pochtron...»


ou bien :

«Contrairement à ce que quelques cons considèrent, c'est pas parce que je j'ai le rouge aux joues comme qui dirait qu'on est imbibé de bibine, alors que si moi je suis toujours à la bourre, c'est pas le whisky qui le fait que je roule dans la semoule, et je vous avoue à vous que si je suis ici si féérique — euh, euphorhic ! — et pourtant pas pété, c'est que déjà tout petit j'étais un bébé gai !»


À noter la fréquence des consones percussives ([k], [p]) qui soulignent le bégaiement, et inversement des sons les plus mous ([j] et [v]) pour la parole se faisant pâteuse.



Pour finir, un peu de versification — l'un de mes dadas, le travail sur le vers étant selon moi un autre fameux éveilleur d'oreille. Le travail du vers nous donne la clef de la maîtrise du rythme.

On va travailler sur la forme la plus simple : le distique. À partir d'un mot que je donne, placé en fin de vers, il faut lui trouver une rime, choisir le mètre et rédiger le tout. Respect du rythme obligatoire, allitérations bienvenues. Par exemple :


POMPETTE.

J'entends, étant pompette

Des anges les trompettes.


ou bien :

Pimpante sur l'escarpolette,

Rose et rieuse, un peu pompette...


ou bien :

Quand le poète est pas qu'un peu pompette,

Le rimes tournent tournent dans sa tête.


ou bien :

Est-il fatal que, si l'on est pompette,

On pète ?

(J'avais demandé deux vers égaux, mais cette désobéissance est bienvenue pour montrer les heureux effets qu'on peut tirer d'un changement de rythme.)


BITURE.

Qu'importe ma biture,

Montez dans ma voiture !


ou bien :

Après m'être tapé mon ultime biture,

Je me sens dévaler dans la déconfiture...


TRINQUONS.

Trinquons, mes amis, trinquons !

Les autres sont tous des cons !


MUFLÉE.

Quand j'ai parlé de prendre une bonne muflée,

Elle s'est dégonflée.


CALVA.

On s'arrête à dix-neuf calvas.

À vingt, le nirvana s'en va.


GNÔLE.

Madelon, quand je bois ta gnôle

Le poids des ans fuit mon épaule !


ou bien :

C'est le paradis qui me frôle !


ou bien :

Imitant César, j'ai la gaule !


La bonne humeur est au programme, le thème l'impose, nous allons même jusqu'à chanter en chœur ! Comme quoi, parmi toutes les formes d'ivresse, l'une des plus douces et des plus durables est celle qui émane du maniement des mots.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°94 en juillet 2011)