CAVÀFIS AU PLURIEL


Comment écrire son nom ? Cavafy, graphie officielle, choisie par lui-même ? Cavafis, comme le fait l'un de ses traducteurs, plus près de l'original grec ? Kavafis, à l'italienne ou à l'allemande ? Cavàfis (ou Kavàfis), en marquant l'accent tonique, comme je le ferais si je le traduisais ?

Le problème de la transcription des mots grecs, et plus généralement de l'adaptation dans une langue des mots étrangers, est un vrai sac de nœuds, sans règles universellement applicables, où les principes du traducteur se heurtent à des usages souvent tyranniques. On notera tout au plus une tendance accrue au respect de la langue originale : Buckingham, changé jadis en Bouquinquant, reste désormais tel quel, et je suppose que la solution Cavàfis prévaudra un jour. (Le verrai-je ?)

Constantin Cavàfis (1863-1933), Grec d'Alexandrie, fort peu connu de son vivant, est entré depuis au Panthéon poétique mondial. Il est plus traduit que tout autre poète grec. Je lui ai consacré en 2000, dans notre revue TransLittérature, un Côte-à-côte qui donnait à lire six versions d'un même poème. Depuis, deux autres se sont ajoutées. Nous en sommes à cinq traductions intégrales, ou quasi-intégrales, de l'œuvre officielle, à savoir les 154 poèmes retenus par le poète. Pas mal, s'agissant d'une œuvre souvent jugée intraduisible.

Cavàfis perd beaucoup à la traduction, en effet. Ce n'est pas un problème d'obscurité : l'obstacle, au contraire, est dans la simplicité, le dépouillement d'une voix qui fuit les élans lyriques ou épiques, frôlant sans cesse le prosaïsme, y échappant toujours par un sens aigu de la langue (Cavàfis joue en virtuose du double registre — savant et populaire — du grec moderne, dont le français est dépourvu) et surtout par un dosage des rythmes et des sonorités si parfait qu'il en devient quasi transparent. Tout se joue sur une infime nuance, un quart de soupir.


Voici l'original :


ΜΙΑ ΝΥΧΤΑ


Η κάμαρα ήταν πτωχική και πρόστυχη,

κρυμένη επάνω από την ύποπτη ταβέρνα.

Απ΄ το παράθυρο φαίνονταν το σοκάκι,

Το ακάθαρτο και το στενό. Από κάτω

ήρχονταν οι φωνές κάτι εργατών

που έπαιζαν χαρτιά και που γλεντούσαν. 


Κ΄ εκεί στο λαϊκό, το ταπεινό κρεββάτι

είχα το σώμα του έρωτος, είχα τα χείλη

τα ηδονικά και ρόδινα της μέθης 

τα ρόδινα μιας τέτοιας μέθης, που και τώρα

που γράφω, έπειτ΄ από τόσα χρόνια !,

μες στο μονήρες σπίτι μου, μεθώ ξανά.




Mot-à-mot :


La chambre était pauvre et vulgaire,

cachée au-dessus de la taverne louche.

Par la fenêtre on voyait la ruelle,

sale et étroite. D'en dessous

venaient les voix d'ouvriers

qui jouaient aux cartes et s'amusaient.


Et là dans le populaire, l'humble lit

j'ai eu le corps de l'amour, j'ai eu les lèvres

voluptueuses et roses de l'ivresse —

roses d'une telle ivresse que maintenant

où j'écris, après tant d'années !,

dans ma maison solitaire, j'en suis enivré à nouveau.



Toutes les versions françaises donnent le même titre, traduit littéralement : «Une nuit».


Première traduction publiée :


La chambre était pauvre et vulgaire, cachée au-dessus de la taverne louche. De la fenêtre, on voyait la ruelle étroite et sale. D'en bas montaient les voix de quelques ouvriers qui jouaient aux cartes et se divertissaient.

Et là, sur l'humble lit plébéien, j'ai possédé le corps de l'amour, j'ai possédé les lèvres empourprées et voluptueuses de l'ivresse. Si empourprées, et d'une telle ivresse, que même en ce moment où j'écris, après tant d'années, dans ma maison solitaire, j'en suis de nouveau grisé.


Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras

Constantin Cavafy, Poèmes, Gallimard, 1958


La grande Marguerite, ignorant le grec d'aujourd'hui, fit appel à ses souvenirs de grec ancien ainsi qu'à un sherpa linguistique, le professeur Dimaras.

Avant même la lecture, ce qui cloche saute aux yeux : les vers sont devenus prose. Privé de ce suspens planant des fins de vers, le poème ne vole plus, il patauge. Le reste est à l'avenant : délayage, lourdeur («même en ce moment où j'écris»), et surtout contresens général d'atmosphère : «plébéien» est plus romain que grec, et «empourprée» trop joli, trop «poétique», la dame ayant eu peur des lèvres roses.




La chambre était pauvre et commune,

cachée en haut de la taverne louche.

Par la fenêtre, on voyait la ruelle

malpropre et étroite. D'en bas

montaient les voix de quelques ouvriers

qui jouaient aux cartes et s'amusaient.


Et là, sur cette couche humble et vulgaire,

je possédais le corps de l'amour, je possédais

les lèvres voluptueuses et roses de l'ivresse —

roses d'une telle ivresse, que même en ce moment

où, après tant d'années ! j'écris,

dans ma maison solitaire, je m'enivre à nouveau.


Georges Papoutsàkis

C.P. Cavafy, Poèmes, Les belles lettres, 1958


Georges Papoutsàkis fut l'ami du poète qui le conseilla, dit-on, dans son travail.

À sa place j'aurais évité l'hiatus «et étroite» et l'inversion de l'avant-dernier vers qui affaiblit «tant d'années» caché au milieu du vers. «Je m'enivre» peut prêter à confusion : le poète ne se saoule pas, il est enivré. Le choix de l'imparfait «je possédais», grammaticalement tout à fait licite, me semble un affaiblissement : le passé composé permet de conserver une efficace incertitude (cela s'est-il produit plusieurs fois, ô bonheur, ou une seule, ô ivresse ?), et se trouvant plus proche du présent, il prolonge davantage la possession. Mais le reste tient bien la route, et cette version mérite mieux que l'obscurité relative qui l'entoure.




La chambre était pauvre, médiocre,

cachée en haut de la taverne louche.

Par la fenêtre, on voyait la ruelle

étroite et sale. D'en bas

montaient les voix de quelques ouvriers

qui jouaient aux cartes et s'amusaient.


Et là, sur l'humble lit vulgaire,

J'ai possédé la forme même de l'amour,

j'ai possédé les lèvres

voluptueuses et rouges de l'ivresse

rouges d'une telle ivresse qu'en ce moment même

où j'écris, après tant d'années,

dans la maison solitaire, j'en suis ivre à nouveau.


Bruno Roy

Constantin P. Cavafy, Jours anciens, Fata Morgana, 1978


Selon des personnes dignes de foi, cette traduction signée par Bruno Roy, alors directeur des éditions Fata Morgana, serait l'œuvre d'un grand poète français, excellent connaisseur de la Grèce. J'ai pu constater pour ma part que Bruno Roy ne parlait pas un mot de grec.

On peut critiquer certains détails : «médiocre» pas assez fort (mais «vulgaire» est réquisitionné plus loin) ; «forme» au lieu de «corps» ; «rouge» au lieu de «rose». Cela dit, l'ensemble a bonne allure. On retrouve là le tempo d'origine et, à quelques détails près, sa couleur.




La chambre était misérable et vulgaire,

dissimulée en haut de l'auberge équivoque.

De la fenêtre, on voyait la ruelle,

un immonde boyau. D'en bas montaient

les voix de quelques ouvriers

jouant aux cartes, festoyant.


Et là, sur l'humble lit du populaire,

j'ai possédé le corps de l'amour, possédé les lèvres

voluptueuses et vermeilles de l'ivresse —

vermeilles d'une telle ivresse, qu'aujourd'hui

même où j'écris, dans mon solitaire logis,

de nouveau, après tant d'années ! je m'en enivre.


Charles Astruc

Revue L'hellénisme contemporain, 1955

repris dans S. Stanitsas, Anthologie de la poésie néo-hellénique

Les belles lettres,1983


Aïe. Vocabulaire forcé («misérable», «immonde boyau», «vermeilles»), voire faux (les ouvriers ne sont pas là pour un festin !), maladresses lexicales (qu'est-ce que le «lit du populaire» ?) ou sonores (le calamiteux [man-nan-ni] final). La version-repoussoir, qui sert à faire apprécier les autres.




C'était une chambre pauvre et de fortune

Reléguée au-dessus d'une taverne louche.

De la fenêtre, on voyait la ruelle

Sordide et étriquée. D'en bas

Montaient les voix des ouvriers

Jouant aux cartes et s'amusant.


Là, sur le lit banal, sur l'humble lit,

J'ai possédé le corps de l'amour, les lèvres

Sensuelles et roses de l'ivresse,

Les lèvres roses d'une ivresse telle que maintenant encore,

Cependant que j'écris, tant d'années après,

Chez moi, dans l'isolement, l'ivresse me reprend.


Socrate C. Zervos et Patricia Portier

Constantin Cavafy, Œuvres poétiques, Imprimerie nationale, 1993


Socrate Zervos était un garçon charmant, je m'en veux de critiquer son travail, mais «de fortune», «reléguée» «étriquée» et «banal» sont tout de même inexacts ; je ne suis pas d'accord non plus pour multiplier les répétitions, comme ici avec «lit» et «lèvres» ; «maintenant encore» n'est pas fameux à l'oreille et «tant d'années après» a moins de force qu' «après tant d'années». Mais c'est Socrate qui d'après moi se tire le mieux du dernier vers, pour deux raisons. La première : il a raison d'éviter «maison», puisque le poète habitait un appartement, le mot σπίτι désignant en grec le logement, quel qu'il soit. La seconde raison ? Nous le verrons à la fin.




La chambre était pauvre et vulgaire,

cachée au-dessus de la taverne louche.

Par la fenêtre, on apercevait la ruelle,

étroite et sordide. D'en bas montaient

les voix de quelques ouvriers

qui jouaient aux cartes et qui s'amusaient.


Et là, sur l'humble lit plébéien,

j'ai possédé le corps de l'amour, j'ai possédé les lèvres

voluptueuses et rouges de l'ivresse —

rouges d'une telle ivresse qu'en ce moment même

où j'écris, après tant d'années !,

dans la solitude de ma maison, j'en suis de nouveau enivré.


Dominique Grandmont

Constantin Cavafis, En attendant les barbares, Poésie/Gallimard, 2003


Ce travail solide est devenu la version de référence, et il le mérite. On peut déplorer le changement de couleur des lèvres ainsi que «plébéien» (mais je ne vois pas d'autre solution vraiment satisfaisante) et le dernier vers me semble lourd, mais l'ensemble est visiblement maîtrisé.




La chambre était pauvre et vulgaire,

cachée à l'étage de la taverne louche.

Par la fenêtre on voyait la venelle,

sale et étroite. D'en bas

Montaient les voix de quelques ouvriers

qui jouaient aux cartes et s'amusaient.


Et là, sur ce lit humble et vulgaire,

j'avais à moi le corps de l'amour, j'avais

les lèvres roses et voluptueuses de l'ivresse —

roses d'une ivresse telle que même en ce moment

où j'écris après tant d'années !,

je m'enivre à nouveau dans ma maison solitaire.


Ange S. Vlachos

Constantin Cavafy, Poèmes, Héros-Limite, 2010


Première parution : 1983. Le traducteur a connu Cavafy. Sa traduction toute simple est remarquablement fidèle à la lettre et l'esprit. Il traduit par «vulgaire» deux mots différents, en principe on ne doit pas, mais dans le cas présent c'est sans doute la solution la moins mauvaise. «J'avais à moi», belle trouvaille aussi. Dommage que le confrère se prenne un peu les pieds dans le tapis au dernier vers, avec «je m'enivre» et une inversion malencontreuse.




C'était une pauvre chambre quelconque,

Dissimulée au-dessus d'une taverne malfamée.

La ruelle était visible de la fenêtre,

Malpropre et étroite. D'en bas,

Parvenaient les voix de quelques ouvriers,

Qui, joyeusement, jouaient aux cartes.


Et là, sur le modeste lit, sur ce lit ordinaire,

J'ai possédé le corps de l'amour, j'ai possédé les lèvres

Voluptueuses et enfiévrées de l'ivresse —

Enfiévrées d'une telle ivresse, que, maintenant même, alors

Que j'écris, après tant d'années !

Dans l'isolement de ma demeure, l'ivresse, à nouveau, me grise...


Pierre Jacquemin

Constantin Cavafy, Éros, Thanatos, Hypnos, Poèmes érotiques

Riveneuve, 2011


Non, ce n'est pas mauvais, mais on se demande ce qu'apporte cette énième version, qui ne se plante qu'une seule fois («roses» traduit par «enfiévrées», on rêve !), mais qui dans l'ensemble peine à décoller, alourdie par certains mots trop longs («dissimulée», «parvenaient»), des redondances («L'ivresse me grise») et qui traîne la patte jusque dans le dernier vers, celui qu'il ne faut pas rater !


Pour finir, justement, gros plan sur la toute fin du poème.

Deux mots : metho xana, je suis enivré à nouveau. Fin remarquable. Tout le poème a été parcouru par le même balancement obsédant et doux, produit par une majorité de mots accentués sur l'avant-dernière syllabe, avec une molle retombée finale ; ces mots occupent neuf des onze premières finales, et toutes celles de la seconde strophe. Et là, soudain, retournement : deux mots brefs accentués sur la finale. Pour une oreille aiguisée, l'effet de contraste est saisissant. On entrevoit là l'un des tours du magicien-musicien Cavàfis.

Effet difficile à rendre. Faute de pouvoir jouer sur les différences d'accentuation des mots, il faut travailler le rythme, globalement (nombre total de syllabes) et localement (répartition intérieure des rythmes). Ici, quatre syllabes, accents sur la deuxième et la quatrième : ti ta, ti ta.

Que font nos huit traducteurs ? On a l'impression qu'ils avaient trop de boulot avec le sens des mots pour se préoccuper de telles broutilles... Il leur faut, en général, entre six et neuf syllabes, contre quatre en grec. «À nouveau» et «de nouveau» se retrouvent presque partout, hélas, malgré leur sonorité molle. Personne ne pense à utiliser «encore», plus dynamique ; l'autre sens d' «encore» («je continue de») n'est pas un problème, il convient lui aussi. «L'ivresse me reprend», chez Zervos, est très bien, mais «ivresse» est déjà apparu deux fois juste avant. Si je devais traduire moi aussi, que choisirais-je entre «j'en suis encore grisé» et «je suis ivre encore» ? À moins que je n'ose — quatre syllabes comme en grec —, l'ivresse étant mentionnée juste avant, «elle me reprend» ? Ou peut-on répéter «ivresse», puisque μεθώ et μέθης, après tout, sont de même famille : «L'ivresse revient» ?



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°93 en juin 2011)