ODE À CHARLES V...


Je croyais naïvement que l'âge de la retraite était en train de reculer. Pas pour moi : il se confirme que dans deux ans je serai déclaré bon pour la casse. Que je le veuille ou non, on me chassera de mon poste à l'Institut d'anglais Charles V de Paris 7 où depuis 1991, dans le cadre d'un DESS devenu Master 2, je fais travailler les apprentis traducteurs. Et ça m'emmerde. J'aurais aimé continuer un peu.

Il marche bien, notre Master. En vingt ans, ce doyen des formations françaises à la traduction littéraire a formé bon nombre de praticiens solides et s'est bâti une belle réputation. N'empêche, la formation du traducteur littéraire pose problème. On en parlait l'autre jour à l'assemblée générale de l'ATLF, à laquelle assistaient une dizaine de mes anciens apprentis.

Il y a vingt-cinq ans, une telle formation n'existait pas. Nous autres qui rêvions de la créer nous démenions encore dans le désert. Aujourd'hui, c'est le trop plein ! La traduction, qui nourrit de moins en moins son homme, est devenue, par quel miracle ? une star ! Colloques, publications et même films s'accumulent. Les lieux de formation se multiplient — dangereusement, dit-on : c'est désormais une centaine de brevets d'aptitude à la traduction littéraire qui sont délivrés chaque année en France, par sept ou huit universités, alors que notre pays compte un millier de traducteurs en exercice. D'où un risque d'engorgement de la profession, avec chômage pour les uns, et pour les autres concurrence aggravant la baisse des tarifs.

Le problème est complexe. Faut-il imposer un numerus clausus, comme pour les médecins ? Fermer certaines des formations existantes ? Sur quels critères ? Je n'ai pas de solution. Je ferais mieux de me taire, ce que je m'apprête à écrire sur le sujet ayant une vilaine allure de discours néo-libéral...

Tant pis, je me lance : l'idée d'une régulation autoritaire me répugne. La sélection naturelle, en l'occurrence, me semble un moindre mal — les meilleurs traducteurs l'emportant sur les moins bons, les meilleures formations éclipsant les autres. Qu'il y ait plus de diplômés que d'emplois, c'est fâcheux, mais l'essentiel est d'être clair au départ pour éviter les malentendus. À chaque début d'année, face aux quatorze nouveaux promus, je commence donc par dire ceci :

Que ce sera dur. Qu'une partie d'entre eux seulement pourra entrer dans la carrière. Que les autres cependant n'auront pas tout perdu, loin de là : certains se tourneront vers d'autres métiers de l'édition, et tous auront appris à mieux lire, ce qui à défaut de nous enrichir est source de joies profondes. Que le diplôme, qui sera donné à presque tous, et qui fera tant plaisir à leur famille, n'est en aucun cas une garantie d'emploi.

Et que c'est bien ainsi ! Le diplôme que nous décernons ne peut pas et ne doit pas être un sésame. Quels que soient la compétence et le sérieux des formateurs, on sait que la notation est tout sauf une science exacte, et quelle que soit l'importance donnée à la pratique dans nos travaux, les conditions réelles plus tard ne seront jamais tout à fait celles de l'année d'études. Je serais choqué qu'un éditeur engage un traducteur débutant sur sa simple carte de visite — ou qu'inversement il élimine d'office un candidat qui n'aurait pas sa peau d'âne. Il est normal, il est sain d'avoir à faire ses preuves. De toute façon il faudra toujours s'en remettre au jugement de l'éditeur — en faisant confiance, là aussi, à la sélection naturelle : si l'éditeur privilégie un traducteur moins cher mais moins bon, la baisse de qualité qui en découlera devrait logiquement, à la longue, faire baisser les ventes et péricliter la maison d'édition.

De même, si l'on ne peut pas fermer de force les moins bonnes formations, on peut espérer que l'absence de résultats finira par les affaiblir jusqu'à fermeture. Ce qu'on peut faire en attendant, c'est déterminer certains critères de qualité pour guider les étudiants dans leur choix.

Une formation à la traduction littéraire qui se respecte, de l'avis général, doit impérativement :

— être assurée par des praticiens, qu'ils soient ou non universitaires par ailleurs ;

— proposer un stage en milieu éditorial ;

— ne pas se limiter aux exercices de traduction proprement dite, mais faire aussi travailler le français.

Notre Master remplit ces conditions, ce qui n'est pas le cas de toutes les formations plus récentes. Concernant le français, nous sommes deux à nous en occuper, Camille Bloomfield se chargeant de l'initiation aux écritures contemporaines et moi-même pratiquant l'exercice d'écriture tous azimuts. 44 heures annuelles à nous deux. C'est bien peu. C'est mieux que rien. J'ai beaucoup de chance. Nous tous, à Charles V, avons beaucoup de chance. Vingt ans après je m'étonne et m'émerveille toujours de cette utopie qui a fini par prendre corps.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°91 en avril 2011)