PAS MAGNIFIQUE...


Les traductions vieillissent inéluctablement. Il faut en changer tous les trente ans, comme les papiers peints. C'est du moins l'opinion répandue ces jours-ci, la doxa, comme disent les membres du club.

Je ne me sens pas trop concerné ou menacé : qui voudra retraduire un jour les obscurs étrangers que je sers ? Mes travaux se défraîchiront doucement dans la solitude. Cependant le sujet m'intéresse, et cette idée d'une dégradation inéluctable ne m'emballe pas trop. La traduction serait donc balayée par le même grand vent que la haute couture ? Tout se démoderait ? On serait donc si peu de chose ?

Voilà justement une nouvelle version du chef-d'œuvre de Francis Scott Fitzgerald, The Great Gatsby. La première traduction, publiée en 1925, est pratiquement contemporaine de l'original. Son auteur, Victor Llona, fut rejoint par Michel Viel en 1991, Jacques Tournier en 1996 et enfin Julie Wolkenstein en 2011.

Ce qui me décide à y regarder de plus près : un article du Monde, très favorable à la nouvelle version, comme c'est la règle ces temps-ci (on vient de nous faire le coup avec Hammett). La retraductrice y juge ses prédécesseurs. Rien sur Viel, dont elle semble ignorer l'existence. La version Llona (qu'elle orthographie Liona dans sa postface) est un «mot-à-mot maladroit». Tournier écrit dans «un français parfait (...) mais vieilli sur certains points». Ça cartonne ! Du balai les vieux !


Allons pêcher un extrait à la fin du chapitre IV :


‘I’m the Sheik of Araby.

Your love belongs to me.

At night when you're asleep

Into your tent I'll creep —’


‘It was a strange coincidence,’ I said.

‘But it was not a coincidence at all.’

‘Why not ?’

‘Gatsby bought that house so that Daisy would be just across the bay.’

Then it had not been merely the stars to which he had aspired on that June night. He came alive to me, delivered suddenly from the womb of his purposeless splendour.


Version Llona :


Je suis le sheik d'Arabie,

Ton amour est ma vie ;

Sous la tente où tu dors,

Je braverai la mort,

Pour revoir ce mirage :

ton tendre et fier visage.


Je fis : — C'est une étrange coïncidence.

— Mais ce n'est pas une coïncidence du tout.

— Comment cela ?

— Gatsby a acheté cette maison pour n'être séparé de Daisy que par la baie.

Ainsi ce n'était pas seulement aux étoiles qu'il aspirait en cette nuit de juin. Il devenait vivant pour moi, libéré soudain du masque de cette splendeur sans objet.


Victor Llona, ce n'est pas rien : ce Péruvien élevé en France fut l'ami de Joyce, Larbaud, Michaux, Green et quelques autres, écrivit des romans et traduisit une vingtaine de livres, avec notamment Hemingway, Pound et Bierce à son tableau de chasse.

Pas grand-chose à signaler : la rallonge à la chanson (6 vers au lieu de quatre) ne s'imposait sans doute pas, mais le texte est suivi de près, sans histoire, simplement — jusqu'au patatras final. «Womb», c'est la matrice ! Pourquoi ce «masque», cet écart gigantesque ? Llona semble avoir eu peur de l'image, à vrai dire assez décoiffante.



Version Viel :


«Je suis le cheik d'Arabie.

Ton amour est toute ma vie.

La nuit quand tu dormiras

Sous la tente le cheik viendra...»


«C'était une étrange coïncidence, dis-je.

— Mais ce n'était pas du tout une coïncidence.

— Comment ça ?

— Gatsby a acheté cette maison pour n'être séparé de Daisy que par cette baie.»

Alors ce n'était pas seulement aux étoiles qu'il avait aspiré en cette nuit de juin. Son luxe inutile l'avait protégé comme le ventre d'une mère et soudain, il était enfanté sous mes yeux.


La chanson, rythmée et rimée, a bonne allure, la suite ressemble d'abord furieusement à la version précédente, mais tout change soudain ! L'image de la matrice n'est plus évitée, au contraire : elle s'étale. «Enfanté» redouble «ventre d'une mère», lui-même déjà bien explicite, et la naissance est placée en vedette, à la fin de la phrase. Efficacité dramatique indéniable. Oui, mais chez Fitzgerald l'éclairage est très différent, moins spectaculaire («à mes yeux» et non «sous mes yeux» !), moins optimiste : ce qui s'installe en fin de phrase, c'est la splendeur mauvaise, qui donne à tout le roman sa couleur.

Deux infimes détails me gênent également : l'imparfait de «c'était» et le plus-que-parfait de «avait aspiré» manifestent un souci de correction très poussé, louable en version d'agreg, mais qui alourdit le texte ; les autres traducteurs ont presque toujours simplifié, à juste titre.



Version Tournier :


Tiens ! Au lieu de traduire la chanson, il a gardé les paroles en anglais. Traduire les vers, ça prend trop de temps ?


Je finis par dire :

— C'est une étrange coïncidence.

— Ce n'est pas du tout une coïncidence.

— Comment ça ?

— Il a acheté cette maison pour que Daisy soit face à lui, de l'autre côté de la baie.

— Ainsi, ce n'était pas aux seules étoiles que s'adressait son élan de prière, dans cette nuit de juin où je l'avais surpris ? Le luxe tapageur dont il s'entourait se déchira soudain comme une membrane, et je le vis s'en dégager, se mettre à vivre.


Tournier est un grand nom de la traduction. Lui aussi termine la phrase par la naissance. Lui aussi recule devant la matrice, mais moins, et s'en tire mieux : la déchirure de la membrane rend partiellement l'image de la mise au monde.

Pour le reste, perplexité : pourquoi diable ces ajouts superflus : «je finis par», «face à lui», «où je l'avais surpris» ? Pourquoi cette invention de «l'élan de prière», et pourquoi traduire «purposeless» par «tapageur», qui n'a rien à voir — alors que le «sans objet» de Llona fait bien l'affaire ?

Je n'aime pas non plus la lourdeur des deux «coïncidence» à la fin de deux phrases successives, qui était si facile à éviter.



Version Wolkenstein :


Ça alors : elle aussi donne la chanson en v.o. Trousser un petit couplet, c'est donc trop difficile ?


«Quelle drôle de coïncidence, dis-je.

— Mais c'est tout sauf une coïncidence.

— Comment ça ?

— Gatsby a acheté cette maison parce qu'elle est juste en face de celle de Daisy, de l'autre côté de la baie.»

Ce n'était pas seulement vers les étoiles qu'il avait étendu des bras implorants, ce soir de juin. Soudain, il devenait à mes yeux un être vivant, libéré de cette gangue qui l'entourait jusque là d'une splendeur absurde.


La gangue, à mon avis, est meilleure que le masque et moins bonne que la membrane. Mais là aussi, on va de rajouts («drôle de») en longueurs poussives («parce qu'elle est juste etc.») en passant par des inexactitudes («absurde», passe encore, mais les «bras implorants», pitié !). Je me demande même un instant si les traducteurs n'auraient pas travaillé sur des textes différents... Il semble bien que non.


Je m'étonne qu'aucun des quatre n'ait proposé «pour avoir Daisy de l'autre côté de la baie», simple, concis et doté d'une ébauche de double sens intéressante. Je me demande si Fitzgerald aurait râlé si l'on avait rendu son «womb» par «limbes», l'important ici n'étant pas l'anatomie féminine, mais l'idée qu'on n'a pas encore accédé à l'existence. Je crois aussi qu'il était bon de terminer comme en anglais par la splendeur : non pas «splendeur absurde», par exemple, où l'accent tombe sur «absurde», mais «absurde splendeur», où la critique et la fascination s'équilibrent de façon plus fluide, subtile, insidieuse et pour tout dire fitzgeraldienne.



Voyons ce que devient l'expression fétiche de Gatsby, dont il gratifie le narrateur mais aussi les autres hommes de son âge : «old sport». Insolite à l'époque, dit-on, déjà désuète, choisie sans doute pour son parfum british — Gatsby, communément méprisé pour ses origines populaires, tient à faire mousser son bref séjour à Oxford.

Llona : «vieux frère».

Viel : «cher ami».

Tournier : «cher vieux».

Wolkenstein : «très cher».

«Vieux frère» et surtout «cher vieux» me paraissent de belles trouvailles ; «cher ami» est bien pâlichon, quant à «très cher», ce serait plutôt l'excès inverse...



Et le fameux «The poor son-of-a-bitch», épitaphe de Gatsby prononcée par un comparse dans l'ultime chapitre ?

Llona : «Le pauv'bougre».

Viel : «Pauvre bougre».

Tournier : «Pauvre bougre».

Wolkenstein : «Le pauvre enfoiré».

«J'ai préféré ''enfoiré'', commente la traductrice, parce que c'est comme ça qu'on dirait aujourd'hui.»

Certains lecteurs de ce Gatsby new look trouveront sûrement cet «enfoiré» super. D'autres jugeront, je l'espère, qu'un livre si moderne encore n'a nul besoin d'être modernisé, tant que le hier des années 20 ne sera pas devenu un avant-hier indéchiffrable, et que ce lifting ne lui va pas trop bien au teint.



Allez, encore un court extrait : les deux premières phrases du chapitre III.


There was music from my neighbour's house through the summer nights. In his blue gardens men and girls came and went like moths among the whisperings and the champagne and the stars.


Llona :

La musique s'épanouit aux soirs de cet été dans la maison de mon voisin. Dans ses bleus jardins des hommes et des jeunes femmes passèrent et repassèrent comme des phalènes parmi les chuchotements, le champagne et les étoiles.


Viel :

Pendant toutes ces nuits d'été, j'entendis la musique qu'on jouait chez mon voisin. Dans le bleu de ses jardins, il y avait un incessant va-et-vient d'hommes et de femmes, virevoltant comme des papillons de nuit au milieu des murmures, du champagne, et des étoiles.


Tournier :

On entendait de la musique chez mon voisin pendant les nuits d'été. Des hommes et des femmes voltigeaient comme des phalènes à travers ses jardins enchantés, dans une atmosphère de murmures, de champagne et d'étoiles.


Wolkenstein :

Il y avait de la musique qui s'échappait de chez mon voisin, les soirs d'été. Sur ses pelouses bleues, des hommes et des femmes allaient et venaient comme des papillons de nuit, environnés de chuchotements, de champagne et d'étoiles.


La magie de cette phrase vient de l'extraordinaire envolée poétique finale, mais aussi de l'absolu dépouillement qui l'accompagne : rien que des mots simples, rien que l'essentiel.

En français, quelques moments de grâce légère : «les chuchotements, le champagne et les étoiles» et «de chuchotements, de champagne et d'étoiles». J'aime aussi «bleus jardins», qui sous ses dehors de calque maladroit capte une étincelle de poésie — alors que «le bleu de ses jardins» me paraît d'une affectation gênante. Me gênent surtout les rajouts d'images ou d'épithètes («s'épanouit», «virevoltant», «voltigeaient», «enchantés» avec sa poésie de bazar), les rembourrages inutiles («dans une atmosphère», «environnés»). Pourquoi ne pas suivre l'auteur, qui écrit «Il y avait» (ou «Il y eut»), «jardins bleus», «allaient et venaient» et «parmi» ? Pourquoi cet étrange besoin de rallonger la sauce, d'enjoliver ? Souci de justifier son maigre salaire ? Désir d'imprimer sa marque ? Timidité devant la simplicité, comme s'il s'agissait de se mettre nu ?

Mais au-delà de la justesse des termes, ce qui compte, dans une traduction — surtout quand on traduit Fitzgerald ! — c'est la faculté de recréer l'enchantement par la musique des mots. Là non plus, ce n'est pas toujours l'extase... Ceux qui sont capables de rater une belle allitération, par exemple en virant «chuchotements» au profit de «murmures», ou qui nous collent des successions de [k] cacophoniques au moment le plus enchanté («musique qui», «musique qu'on»), n'ont sans doute pas l'oreille assez délicate pour traduire ce genre de texte.



Conclusion ?

Restons prudent : il est dur de juger à partir d'échantillons si brefs. Mais plus je parcours ces quatre versions, plus je suis perplexe. Aucune d'elles ne me ravit sans réserves. Chacune alterne les moments de grâce légère et (plus souvent) les passages poussifs. Viel est sans doute le plus plat, Tournier le plus pesant. Llona n'est sûrement pas le pire des quatre. Le nouveau Gatsby vaut sans doute mieux que ce que laissent voir les présents extraits, il offre le plus souvent un certain confort de lecture — à condition de passer sur ses gadgets branchouilles et de ne pas trop regarder l'original —, mais la traductrice a bien fait de le rebaptiser Gatsby tout court : il n'est guère magnifique... La nouvelle venue n'enverra pas au cimetière les trois papys qui lui ouvrirent la route. Moi qui voudrais croire à un sens de l'histoire, à un progrès de l'humanité, ou du moins de l'humanité traduisante, me voilà déçu. Chaque époque, apparemment, a ses bonnes et ses mauvaises traductions, et si, globalement, on traduit sans aucun doute mieux qu'avant, cela ne se voit pas toujours.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°90 en mars 2011)