EN TRADUISANT ELỲTIS


J'ai d'abord écrit, dans ce poème d'Elỳtis :

«Je progresse à l'instinct ne sachant quel jour»...

Le rythme du vers (6+5) me convient, j'en fais d'ailleurs un usage immodéré. C'est «progresse» qui me gêne, ces [pr] et [gr] râpeux.

«J'avance à l'instinct ne sachant quel jour»...

Les trois [a], les deux [an] cimentent le vers. Evidemment ce rythme 5+5 a mauvaise réputation en poésie française. Mais au moment d'essayer de le changer, je m'aperçois qu'après tout il n'a pas si triste allure. En fait, c'est 2+3+2+3 ou 3+2+3+2, redondants personnages, qui fatiguent l'oreille. Mon 2+3+3+2 présente un mélange intéressant de symétrie et de déséquilibre, il a quelque chose de boiteux, de tâtonnant, de retenu qui vient au bon moment.

Se prendre en défaut, dégommer une de ses idées reçues, petit régal intime. Impression qu'une nouvelle porte s'ouvre. Je me dis qu'en progressant ainsi peu à peu on arriverait à répertorier toutes les cellules rythmiques et leurs combinaisons, à codifier leur valeur expressive ; en atteignant ainsi à la totale maîtrise du rythme, on pourrait même — dans très longtemps, après ma mort j'espère — faire calculer par l'ordinateur, à partir des données sémantiques d'un énoncé, le rythme idéal pour l'habiller.

(On obtiendrait sans doute ainsi des textes agréables, mais un peu convenus et lassants à la longue : l'émotion suppose une certaine dose d'imprévu, et peut-être même d'imperfection...)


Elỳtis encore.

Longue bataille avec un premier vers. L'attaque doit avoir un rythme fort, pas question de laisser filer, comme on peut le faire à l'intérieur du poème, ici ou là, en attendant de retomber sur ses pattes avec le vers suivant. Enfin, à force de tâtonnements, j'arrive à quelque chose :

«Tu t'assois dans la barque où tu veux, en arrivant elle sera vide...» (Le e muet de «elle» est élidé : je dis les vers d'Elỳtis au plus près de la parole familière.)

C'est à la fois souple et fermement scandé. Je compte... Mais je connais ça ! C'est le vers inventé par Réda dans «À Fletcher Henderson» (L'improviste, Folio, p.74) : 9 (3+3+3) + 8 = 17.

«Hérissé l'horizon qui rugit casse et d'un coup toutes ses vagues...»

L'aurais-je trouvé en moi-même, ce beau rythme inhabituel, si je n'avais pas lu Réda ? si je n'avais pas surtout copié ce poème pour en faire profiter mes apprentis de Charles V et Bruxelles, m'en imprégnant à mon insu ?



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°9 en mai 2004)