Isabelle, quand j'ai appris que ta mère Mimi Perrin nous avait quittés, le 16 novembre dernier, les souvenirs sont remontés en foule. Et d'abord ce jour où je vous ai rencontrées toutes les deux, aux Assises d'Arles en 1985. Je connaissais alors de réputation la première Mimi, la musicienne, qui avait dirigé dans les années 60 un groupe de jazz vocal, les Double Six, écrivant pour lui des paroles extraordinaires avant d'être obligée de quitter la musique à cause d'une santé fragile.
Surprise : j'ai découvert alors une seconde Mimi, devenue traductrice ; et au lieu de la jazzwoman extravertie que j'attendais, j'avais devant moi une petite dame visiblement intimidée, genre oiseau de nuit derrière ses lunettes noires.
En fait, entre les deux Mimi, il n'y a pas eu de rupture profonde. La parolière était déjà traductrice, elle transposait des notes de musique en mots ; la traductrice, pour l'essentiel, poursuivait le travail de la musicienne. Et quant à ce trac étrange, il n'a pas empêché Mimi d'évoquer ce jour-là sa traduction du roman d'Alice Walker, La couleur pourpre, de façon concrète, précise, lumineuse, assurée. Et d'un bout à l'autre en parlant de musique. J'étais un petit traducteur débutant, je buvais ses paroles ; j'entendais exprimées clairement, confirmées, mes intuitions vagues sur la traduction. De la musique avant toute chose ! Relisant son texte ce soir, dans les Actes des Assises, ses mots continuent de me toucher en plein cœur, bien qu'ils ne soient plus portés par sa belle voix d'alto.
Mimi m'a donné le la. Tu peux me croire, Isabelle : elle n'a jamais cessé d'être pour moi un exemple. Elle a travaillé comme une bête, avec passion, avec un goût immodéré pour les défis, les livres difficiles, avec la rage du mot et du rythme justes : une soixantaine de livres en quarante ans de carrière, ce n'est certes pas un record, mais c'est impressionnant quand on songe au temps qu'elle passait sur la moindre page, freinée par sa petite santé et par un perfectionnisme à la fois aigu et chronique. Le résultat est éblouissant, depuis les romans de science-fiction du début jusqu'aux Le Carré de la fin.
Mais son troisième chef-d'œuvre, à côté de ses paroles de chansons et de ses traductions, c'est toi, dont elle a fait une traductrice, qu'elle a longtemps associée à son travail, puisque vous avez traduit en tandem pendant plus de vingt ans. Toi dont elle était si fière.
Rares sont les personnes à la fois admirables et adorables. C'est à l'une d'entre elles que nous avons rendu hommage l'autre jour, dans la salle d'un club de jazz réputé. Il y avait là des amis des deux Mimi en grand nombre, au bord des larmes souvent et pourtant il y avait aussi de la joie dans l'air. On «pleurait joyeusement», comme tu l'as si bien dit, car on se souvenait de moments joyeux. Il faut croire que le sens de l'amitié et le sens de l'humour, tous deux hypertrophiés chez ta mère, sont choses contagieuses. Et moi aussi, par delà le chagrin de perdre cette amie, par delà le regret de vous avoir trop peu vues elle et toi toutes ces années, je me sens heureux de l'avoir connue, veinard que je suis, et je sais que même disparue elle n'a pas fini de nous donner le tempo.
Pour lire Mimi Perrin :
Actes des deuxièmes Assises, 1985 (Atlas/Actes Sud)
TransLittérature n°3 (juin 1992)
TransLittérature n°18-19 (printemps 2000)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°87 en décembre 2010)