SANS CRAVATE, ENFIN


Ma première traduction publiée en volume, il y a un quart de siècle, fut un choix de chants populaires grecs. M'y remettant aujourd'hui suite à une commande, ajoutant vingt-quatre nouveaux chants aux quinze initiaux, j'éprouve l'allégresse du vieux cheval de retour qui court dans les traces du poulain d'autrefois — d'autant plus heureux qu'il se sent plus vif et souple et gambadeur qu'alors.

Rarement senti un tel bonheur en traduisant. À cause de l'extrême beauté de ces poèmes d'abord, des trésors d'imagination qu'ils déploient pour se représenter la Mort, son royaume souterrain et la vie des morts là-bas, mais aussi à cause des mille problèmes posés au traducteur.

Quel équivalent français trouver à ce grec parlé voilà plusieurs siècles dans des campagnes perdues ? Une langue littéraire et châtiée ? Une traduction archaïsante, voire patoisante, en vieux poitevin, en moyen picard ? Une version hellénisante, conservant le maximum de mots originaux, certains d'entre eux étant intraduisibles ? Ce serait, dans tous les cas, éloigner ces poèmes de nous, trahir ce qu'ils ont de dru, de vivant, d'universel. J'ai donc adopté un français courant pour l'essentiel, au plus près de la parole, avec un vocabulaire et une syntaxe simples que relève parfois une touche légère d'oralité ou d'archaïsme. Les nombreuses répétitions ont été respectées, déplacées un peu en cas de besoin.

Il va sans dire que ces poèmes originellement chantés, donc fortement rythmés, exigent une traduction elle aussi cadencée. J'ai choisi une alternance de décasyllabes en 4+6 et d'alexandrins, rythme varié en même temps qu'obsédant — mais j'ai déjà exposé tout cela dans la présentation du Frère mort sur ce même site, je résume ici grossièrement pour les flemmards que cliquer fatigue.

Cette fois, cependant, il y a du nouveau. Ce qui accroît aujourd'hui mon bonheur, c'est une petite idée qui m'est venue soudain : supprimer la ponctuation que j'avais jusqu'alors scrupuleusement reproduite. Après tout, d'où vient-elle, cette ponctuation du texte grec ? Non de l'original transmis oralement, mais des collecteurs modernes, qui ont ponctué parce que c'était l'usage alors en poésie (les premiers d'entre eux officièrent au XIXe siècle, les suivants ont suivi le mouvement sans réfléchir), ou parce que leur objectif était plus scientifique et scolaire que poétique. Délivrer ces poèmes cravatés, sanglés, de leur harnachement de points, virgules et points-virgules (en ne gardant que les tirets des dialogues), c'est les aider à respirer librement, les montrer dans leur simplicité nue ; c'est les rendre mystérieux et lointains comme les textes antiques (l'invention de la ponctuation est récente), ou peut-être les rapprocher de nous en leur donnant l'allure de poèmes d'aujourd'hui, ou mieux encore les faire flotter dans ce temps suspendu, ce no time's land qu'est l'émotion poétique. Face au texte déponctué, le lecteur à haute voix sera détourné d'une lecture analytique et réaliste au profit d'un ton plus étale, soutenu, psalmodié — encore un moyen de faire entendre la musique disparue qui portait ces chants, ce fantôme qui les hante encore.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°86 en novembre 2010)