Lorsque j'ai découvert en 1994, dans un numéro de la revue Brèves, une nouvelle de Yòrgos Ioànnou, «Le sarcophage», traduite par un éminent confrère, j'ai sursauté : ce même texte était publié en volume chez Climats depuis un an, traduit par moi.
Ma réaction de propriétaire spolié me semblait alors aller de soi. Après tout, des lois existent, qui assurent aux auteurs, traducteurs et éditeurs d'un texte, sous certaines conditions, un certain droit de propriété sur lui. J'ignore si ce sarcophage-bis tombait sous le coup de la loi française, mais il existe aussi, semble-t-il, un code des usages plus ou moins implicite qui réprouve ce genre de manœuvre. Alors comment se fait-il qu'aujourd'hui les choses ne me paraissent plus si simples ? Que je me demande si traduire un texte étranger doit faire de moi le propriétaire exclusif dudit texte dans ma langue ad vitam aeternam ?
Il y aurait là de quoi discuter des heures, juridiquement, philosophiquement, mais je ne m'en vais pas régler ici la question, ni même disserter là-dessus. Pas envie. Pas capable.
Je m'en voudrais aussi de tirer dans le dos de mes petits camarades qui luttent vaillamment pour protéger les droits de la profession. Mais je dois l'avouer : d'un point de vue esthétique et pédagogique au moins, l'existence de plusieurs traductions me paraît une excellente chose. Le lecteur voit mieux le texte, qui lui est présenté sous plusieurs angles, comme en relief ; il peut s'aiguiser le regard en comparant les versions. Cela vaut pour la poésie sans aucun doute, mais aussi pour la prose.
On est en droit de s'indigner, naturellement, si la publication pirate cause à qui que ce soit un préjudice commercial ; mais dans mon cas, personne n'a lu ce numéro de Brèves, et les sommes en jeu, s'agissant du grec, sont de toute façon dérisoires... Si j'en veux encore au confrère, c'est de ne pas avoir eu la courtoisie de solliciter pour la forme une autorisation qui lui était acquise. Mais je devrais plutôt lui dire merci : cette affaire fut pour moi une aubaine. La lecture en parallèle de nos deux «Sarcophage» est la meilleure des publicités pour le mien...
Et puis j'aurais tort de jouer les victimes : j'ai retraduit plus souvent que je n'ai été retraduit. À chaque fois, je me suis d'abord laissé assaillir d'attendrissants scrupules, avant de les écarter artistement à coups de raisonnements hypocrites.
Je meurs comme un pays de Dimìtris Dimitriàdis ? L'auteur, mécontent de la première version, m'avait instamment prié de tout refaire, et le précédent traducteur était introuvable.
Les Trois poèmes secrets de Sefèris, déjà traduits par MM. Yves Bonnefoy et Lorand Gaspar ? Sans porter de jugement sur leur travail, je voulais donner de ces poèmes une image un peu différente, et j'ai pensé pouvoir m'offrir ce plaisir sans faire de l'ombre à mes glorieux aînés, ni ruiner la maison Gallimard : les lois actuelles m'interdisent de publier mon humble version. Je l'ai mise en ligne sur ce site, en toute gratuité, mais en pleine illégalité je présume, dans l'espoir que les gabelous des sociétés d'auteurs ne viendront pas fouiller jusque chez moi. (J'avoue un vif penchant pour l'illégalité, tant qu'elle ne fait de mal à personne.)
Et voilà que j'entreprends de traduire Séraphins et Chérubins de Mènis Koumandarèas, J'en rêvais depuis vingt-cinq ans. L'une des nouvelles du recueil a été publiée en 1990 dans une anthologie par un éditeur disparu depuis, dans la traduction d'une consœur qui vivait alors en Grèce et dont je ne retrouve pas la trace.
Vais-je publier son travail aux côtés du mien ? Je jette un œil. Pas mauvais. Pas bouleversant non plus. Introduire cette version nuirait de toute façon à l'homogénéité du recueil. Et puis pour être franc, j'ai trop envie de traduire «La femme du général». Précision importante : il n'y a pas d'argent à la clé, je traduis Séraphins et chérubins pour publie.net où je ne gagne pas un radis. Étouffer mes scrupules ne sera pas trop difficile.
Retraduction, mode d'emploi : je traduis un paragraphe, me relis, me corrige, puis je compare avec l'autre version, et ainsi de suite. Parfois (rarement) j'emprunte une solution, mais il arrive aussi que le texte concurrent me révèle une faiblesse dans le mien et m'incite à mieux chercher. Confrontation plutôt douloureuse : même si on a le sentiment de faire globalement mieux que l'autre, on s'aperçoit qu'on ne peut pas avoir à tous les coups l'avantage, que la langue est d'une richesse infinie, qu'on ne cessera jamais de tâtonner, d'explorer maladroitement ses recoins. Peut mieux faire, encore et toujours.
Malgré tout, le plaisir l'emporte, tant ce travail se révèle instructif. Sur la langue donc, mais aussi sur les traducteurs. Chacune des deux traductions est à la fois le portrait de son auteur et un miroir où l'autre voit se dessiner son visage, par contraste.
Le portrait que dessinent les lignes de ma consœur est celui d'une dame sans doute âgée, qui connaît son grec et son français, y compris la langue littéraire traditionnelle avec son lot d'expressions toutes faites, dont on ne sait pas toujours si elles sont encore élégantes ou déjà vaguement démodées ; on remarque surtout une certaine tendance à s'étaler, par souci prudent et scrupuleux de tout dire, de faire un sort à la moindre nuance du texte.
Face à elle, je vois un individu d'une audace presque brutale, un obsédé de la concision, une espèce de Jivaro réducteur de textes. Je persiste à penser que c'est la bonne direction, mais peut-être que j'en fais trop ?
Je repère tout de même, chez ma consœur, une ou deux bourdes assez grosses. L'auteur m'apprend qu'il ne l'a jamais rencontrée, qu'elle ne l'a même pas contacté pour lui poser des questions — alors que le plus facile des textes a toujours quelques points obscurs. Et puis, rencontrer l'auteur, parler avec lui, c'est toujours une aide. Ma consœur a-t-elle péché par timidité ? Quoi qu'il en soit, quand j'apprends cette faute professionnelle, mes derniers scrupules s'envolent.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°85 en octobre 2010)