QUAND ON SE RELIT


Qu'a-t-elle vu, la femme de Loth ? de Ioànna Bourazopoùlou, est un gros roman de 480 pages dans l'original. La première couche m'a pris huit mois, du 14 octobre 2009 au 19 juin suivant. Quatre mois en fait, car j'ai travaillé de façon discontinue : deux mois sans arrêt d'abord pour me lancer, puis un mois en février, puis de plus courtes périodes et dix jours de sprint pour finir, en vieux cheval qui sent l'écurie.

Après un mois de pause pour laisser décanter, je passe la deuxième couche, en douze jours, soit quarante pages relues par jour. Un rythme élevé qu'autorise un texte sans difficultés majeures. Cette étape-là, j'ai pris soin de la couvrir d'une traite : si, pour la première couche, les interruptions ne me gênent pas (à condition de marquer le terrain en notant la traduction des termes récurrents), c'est à la relecture qu'il est bon d'avoir le texte entier en tête pour effacer les disparates.

Cette relecture est la phase la plus jouissive du boulot. Le premier passage est une marche pas à pas où l'on débroussaille, où l'on cherche son chemin — ce qui n'est pas forcément désagréable, loin de là ; mais au second passage, dix fois plus rapide en l'occurrence, on a l'impression de se libérer de la pesanteur, de s'envoler — et ce qui me pousse à ne pas m'arrêter lors de cette phase, c'est aussi la griserie d'être si rapide et léger. Ces lieux où l'on crapahutait, on les survole en avion, ou mieux encore, en hélicoptère : on peut ralentir, s'arrêter, descendre sur un détail puis remonter, libre comme l'air. Lors du premier passage, on a pris des photos ; cette fois, emportées dans le mouvement, les images s'animent et deviennent un film. Un de ceux qu'on voit chez soi en DVD, que les progrès de la technique nous permettent de parcourir à notre guise, vers l'amont ou vers l'aval, maîtres du temps.

Les plaisirs de cette seconde phase de la traduction sont ceux, en alternance, de l'immense et du minuscule. Plaisir de planer si haut, d'embrasser un vaste panorama. Plaisir minutieux de qui revient quand il veut, où il veut, se poser à la surface du texte pour lisser, ajuster, fignoler.

Ce plaisir d'écrire est en même temps un plaisir de lire. La vraie lecture est là, enfin. Ce que nous pratiquons sous ce nom est une imposture. Le simple lecteur va dix fois trop vite, comme s'il traversait le Louvre en courant. Nous lisons comme des cochons, nous avalons sans mâcher. La seule façon de lire un texte comme il le mérite, c'est de le traduire, et le moment suprême de cette lecture, c'est le deuxième passage, plus rapide mais pas trop, où vision de détail et vision d'ensemble se combinent.

Malgré tout, nous voilà un peu frustrés. Même dans cette seconde phase, on n'a pas vraiment le sentiment de faire un travail complet : on se borne à bricoler superficiellement, le gros du boulot étant déjà fait. Et quand on le faisait, ce travail, on avait un autre sentiment d'incomplétude, celui de patauger dans un chantier inachevé. Ce n'est jamais moi qui traduis, ou qui écris : c'est moi associé à un autre. Et si par extraordinaire la bonne traduction vient du premier coup, il y a là un tel miracle qu'il ne peut pas venir de moi, mais d'un autre qui a brièvement tenu ma main.

Quand diable serons-nous enfin contents ?



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°84 en septembre 2010)