PRÉCIEUX PROVOCATEURS


Michel Philippon, professeur de philosophie, traduit de la poésie et publie sur son blog les pensées que ce travail lui inspire. Je résumerai celles-ci trop brièvement, exprès, pour inciter le volkonaute à juger sur pièces : http://lecalmeblog.blogspot.com/2010/06/traduction-discours-de-lamethode.html et http://lecalmeblog.blogspot.com/2010/06/traducteurs-professionnels-et-amateurs.html méritent une visite attentive.

Le confrère distingue d'abord deux sortes de traducteurs : le professionnel et l'amateur. D'un côté, celui qui passe tout son temps à traduire et paradoxalement n'a pas celui de s'attarder ; de l'autre, celui qui prend son temps, bien qu'il en ait fort peu. Au premier les longs romans traduits à vive allure, au second les courts poèmes travaillés dans la lenteur.

Cette séparation entre le pro et l'amateur, chacun sait qu'elle ne tient pas la route. Je suis l'un des mieux placés pour le savoir : pur amateur en théorie (j'avais un autre métier, je n'enseignais pas ma langue de traduction), je me suis toujours senti professionnel dans l'âme — disons, semi-professionnel, juste un peu ralenti par ma seconde activité. Comme beaucoup d'autres traducteurs que l'enseignement nourrit. Les traducteurs se répartissent entre deux pôles : le pro intégral et l'amateur absolu, dans des proportions variables à l'infini. On sait d'ailleurs que ceux qui pratiquent les langues rares n'ont pratiquement jamais assez de boulot pour l'exercer à temps complet.

Cette opposition entre le pro mercenaire et l'amateur passionné, nous autres traducteurs nous en méfions, la minimisons diplomatiquement, tant elle est grosse d'éventuels mépris réciproques. Nous sommes une seule grande famille ouverte, pas besoin de carte ou de permis pour y entrer. N'empêche. Le confrère, qui sait sûrement tout cela, pose le doigt où ça fait mal, évoquant l'un de nos grands traducteurs actuels qui avouait récemment, un peu gêné tout de même, avoir traduit en prose des poèmes versifiés parce qu'en vers «cela aurait pris trop de temps».

C'est là sans aucun doute, hélas, un comportement de professionnel — même si la star en question n'en est pas un, son précieux temps étant accaparé par des activités enseignantes. Voilà qu'émerge le vieux conflit entre nécessité artistique et nécessité matérielle. Aucune envie de disserter là-dessus, je veux simplement louer la façon dont mon confrère, à partir d'une idée fausse, est parvenu à susciter en moi un vrai malaise. Je suis indigné, bien sûr, par ce poème cruellement prosifié, je dis haut et fort que jamais, jamais, sous prétexte que je manque de temps, je ne trahirai un poème et mes convictions sur la façon de le traduire, mieux vaut mille fois le laisser à d'autres — mais aussitôt je me réponds : Facile à dire, mon vieux, toi que les éditeurs n'assailliront jamais, toi qui fais bouillir la marmite ailleurs, toi qui ne seras jamais placé devant ce dilemme : bien traduire ou bouffer.


Dans son second article, Philippon fait mieux encore. Pour traduire une langue, soutient-il, mieux vaut l'ignorer. Comprendre un texte détourne de l'essentiel : sa musique.

Les réactions à cette thèse extrême ne le sont pas moins, reconnaît le confrère. Il a le don de la provocation, c'est très bien, ça réveille, ça stimule. Pour ma part, je trouve là sous l'apparence volontairement excessive un solide fond de vérité. On n'insistera jamais assez sur l'importance du phénomène sonore dans l'écriture, on ne chantera jamais assez les délices de l'oreille, au moins tant qu'une bonne partie de la population lisante, des critiques, des profs, restera obnubilée par «les idées».

Pour moi — à supposer qu'il faille séparer forme et fond, comme on dit à l'école, eux qui sont si profondément mêlés — la musique est à la surface du texte et en même temps au fond, avec le sens pris en sandwich à l'intérieur, mais là encore aucune envie de disserter, d'autres le font si volontiers, si longuement.

Disons seulement qu'un bon traducteur — comme l'amateur de peinture qui regarde un instant le tableau à l'envers pour ne plus voir que volumes et couleurs — doit pouvoir lire un texte, dans une certaine phase essentielle du travail, en oubliant le sens au profit des sons.

À la fin du même article, nouvelle provoc : pour bien traduire, assène l'audacieux, il faudrait n'avoir aucune méthode. Ce qui ne me paraît pas du tout faux, mais simplement exagéré : un traducteur abrite en lui naturellement quelques principes généraux intangibles, plus ou moins formulés, plus ou moins conscients, mais la méthode change partiellement à chaque texte, c'est vrai. La main reste la même, les outils changent. Et l'on ne sait pas à l'avance quels outils seront nécessaires. D'où cette forte et juste maxime : «Si l'on sait où l'on va, on ne va guère loin et, le plus souvent, nulle part.»

Ce sera tout. Quelques lignes, trop longues, simplement pour saluer les provocateurs, du moins ceux, comme Michel Philippon, aussi fins dans la pensée que dans l'écriture. Leurs exagérations sont comme ces couleurs dont on rehausse des images en noir et blanc pour les rendre plus lisibles. Excellente pédagogie.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°83 en août 2010)